Grimaces et préjugés

« Je suis professeur de FLE, lors d’un cours avec 6 femmes on parle d’alimentation. Je parle de couscous et il y en a une, une nigérienne, qui dit : « bwaaark le couscous c’est un truc d’arabe ». L’ukrainienne et l’Arménienne n’ont pas vraiment participé. L’échange était principalement entre les Nigériennes et moi. Je leur dis que c’est très bon et qu’elles devraient goûter. Et la femme nigérienne me répond : « ah bah non moi les arabes j’aime pas » et une autre ajoute : « Ah ouais non moi les arabes j’aime pas, c’est sûr j’aime pas ! ». Je leur demande pourquoi elles disent ça et leur dis qu’il faut arrêter de faire des généralités. Il y a peut-être des arabes qui ne sont pas cool et d’autres qui sont très bien. La Nigérienne répond : « Ah mais non tu sais Madame, je vais te dire un truc, faut pas leur faire confiance, c’est pas des gens biens, moi quand je vois des arabes je pars, hein, faut pas rester avec les arabes ! ». Et puis il y avait vraiment ce dégoût ! J’avais l’impression qu’elles allaient cracher par terre, c’était assez violent, et moi j’étais énervée. Il y a souvent des réflexions qui me choquent, qui m’étonnent, mais en général j’arrive à garder mon calme. Et face à ce genre de sujets, je sais que ça se lit sur mon visage que je suis « AAARGH ! » et je sais que je reste 10 secondes comme ça. Donc j’essaie de leur faire comprendre qu’il faut faire attention car c’est du racisme, ce n’est pas autorisé de juger quelqu’un vis-à-vis de son appartenance, de son pays d’origine… La femme répond : « Ah ouais ok d’accord en France on peut pas faire ça. Mais quand même les arabes, moi j’aime pas ! Et puis il y a toujours des problèmes avec les arabes ! Franchement c’est des gens qui sont méchants, ils sont… Et puis moi dans mon foyer il y a une famille d’arabes, ça va pas du tout ! ». Mais je vois chez elle un dégoût pour le coup physique, on ressent qu’elles sont comme ça, avec la grimace. Il n’y avait vraiment pas de politiquement correct, il n’y avait pas de filtre, c’était pénible »

Analyse du cas

Narratrice
  • Femme
  • Professeure de FLE au sein d’une association d’aide à l’insertion de personnes en situation de prostitution
  • Française
  • Environ 30 ans
Autres personnes

6 femmes :

  • 4 nigériennes, 1 ukrainienne et 1 arménienne.
  • Entre 30 & 50 ans
  • Anciennes prostituées – Participantes à l’atelier pour insertion professionnelle
  • Les quatre femmes nigériennes n’ont jamais été scolarisées. Elles sont chrétiennes et « vont le dimanche à l’église ensemble »
Qu'est-ce qui les rapproche ?

Genre : Femmes

Qu'est-ce qui les sépare ?

Origine : Française VS Nigériennes

Profession : Professeur de FLE VS Anciennes travailleuses du sexe en réinsertion professionnelle

Position hiérarchique : Professeur VS Apprenantes

Contexte physique

Classe de FLE au sein d’une association d’insertion sociale. Dans le pôle d’aide à l’insertion. Les locaux peuvent accueillir environ 18 personnes.  Il y a un atelier de manutention où les femmes travaillent souvent (petit travail d’imprimeur)

Contexte social, psychologique

D’après la narratrice, il y a une bonne ambiance dans le groupe. Tout le monde participe activement aux activités et aux échanges au sein du groupe. Les femmes sont payées pour leur travail. Mais pour recevoir leur salaire, elles doivent assister aux cours de français. C’est pour cela qu’il n’y a pas d’absentéisme. La situation sociale et économique des participantes est plus ou moins contrôlée sachant qu’elles ont une petite source de revenus liée à leur travail au sein de l’association, de l’accompagnement.

De par le vécu, les participantes font face à un stress important. Elles sont dans les démarches de demande des papiers. Donc la narratrice et les participantes parlent souvent de leurs préoccupations. Elles ont en théorie arrêté la prostitution mais il y a des rechutes.

Elles ont des semaines chargées avec le travail, les cours (deux cours par semaine mais aussi d’autres accompagnements et entretiens). La narratrice et les femmes se voient presque tous les jours. La plupart ont des enfants. Les femmes du cours se connaissent :  Les nigériennes font partie de la même communauté et vont le dimanche à l’église ensemble. Elles se connaissaient d’avant les cours de FLE. Les femmes nigériennes ne sortent pas énormément. Elles restent dans leur communauté : l’église, le travail, l’association qu’elles connaissent.

Réaction au choc / Sentiments vécus

Plusieurs émotions ont été ressenties par la narratrice lors de l’incident, dont :

Énervement : « c’était assez violent, et moi j’étais énervée »

Angoisse / Peur : « Oui, oui, l’idée de savoir quoi répondre à ça, qu’est-ce que je dis ? Pourquoi elles réagissent comme ça ? Si là on a une personne arabe qui intègre le groupe, comment ça va se passer ? »

Stress : « Et professionnellement ça génère deux types de stress, le premier c’est que je veux vraiment que le groupe continue à être soudé, que tout se passe bien dans l’atelier et au cours de français. Et je sais qu’il y a du communautarisme, ça m’embête, je sais que ça pose des problèmes et ce n’est pas ce que je veux pour ce groupe. »

Choc / Étonnement : « Il y a souvent des réflexions qui me choquent, qui m’étonnent, mais en général j’arrive à garder mon calme. Et face à ce genre de sujets, je sais que ça se lit sur mon visage que je suis « AAARGH ! » « Après il y a ce côté qui m’a choqué, et aussi le fait que ce sont des personnes auxquelles je m’attache, on s’entend super bien, et voilà, c’est un peu choquant… »

Exploration du cadre de référence de la narratrice

Partie haute de l'iceberg
  • Cours de FLE
  • Grimaces des femmes Nigériennes
  • Propos racistes sur les arabes
  • évocation du couscous
Partie basse de l'iceberg
  • égalité - respect

     

    Pour la narratrice, les propos des femmes nigériennes sont perçus comme violents. Sa réaction souriante et polie lui semble éloignée de ce qu’elle ressent réellement : « Dans ma tête je n’étais pas calme, j’étais – Ah mais qu’est-ce que je dis ?? – alors que dehors j’étais – ah bah oui ok, mais attention hein – avec un sourire, quoi ! » Elle s’appuie sur la loi française pour rappeler les valeurs d’égalité et de respect de l’autre.  Le fait de juger toute la communauté arabe de la même façon et de la placer en opposition à la communauté nigérienne a heurté la narratrice, celle-ci pouvant y voir un manque de respect de ces personnes et de leur identité. Elle dit :

    « Je leur demande pourquoi elles disent ça et leur dis qu’il faut arrêter de faire des généralités »

    La narratrice dit « Bah sans politiquement correct, vraiment le racisme primaire, cette violence…. Pour moi c’était très violent. »

    La narratrice, face aux propos des femmes, se trouve dans une situation où elle ne ressent ni tolérance ni égalité ce qui menace donc ses valeurs.

  • Savoir - éducation - communication

     

    Durant l‘entretien avec la narratrice elle nous explique que le fait que le débat soit totalement fermé avec ces femmes est quelque chose qui la dérange. La narratrice nous parle de « dogmatisme » et du fait de « ne pas réfléchir par soi-même ».

    Elle nous explique que, pour elle, il est important d’être instruit et de savoir réfléchir par soi-même, ce qu’ils essaient d’apporter aux apprenantes au sein de cette association. Les propos « racistes » de ces femmes viennent donc toucher les valeurs de savoir et d’instruction de la narratrice car le savoir éloigne du dogme.

    La communication non verbale des femmes nigériennes a heurté la narratrice de par les grimaces et gestes de dégoût : « il y avait vraiment ce dégoût ! J’avais l’impression qu’elles allaient cracher par terre, c’était assez violent ». Cela met fin à toute communication et débat que la narratrice aurait souhaitée établir : « On peut faire un débat où on n’est pas forcément d’accord mais on discute et on fait évoluer »

  • Retenue - Humilité - Bienveillance

     

    La narratrice filtre ses émotions ce qui ne semble pas être le cas des femmes nigériennes.  Elle dit « qu’il faut se gérer en groupe – Pour pas forcément laisser sortir tout ce qu’on a sans aucune retenue – »

    La narratrice nous dit que les participantes ont des difficultés à penser par elles-mêmes et sont influençables : « Elles ne savent pas que la terre est ronde, elles savent pas ce que c’est l’année zéro, elles pensent que c’est l’année où Jésus a amené tous les hommes sur Terre, enfin c’est… Et je sais que j’ai une posture en tant que femme blanche qui a fait des études, elles m’appellent maîtresse, je leur dis « non non, je ne suis pas la maîtresse ! » mais une petite posture où je peux les influencer. Mais j’essaie vraiment de leur apprendre des choses mais pas leur dire « il faut penser comme ça, la vie c’est ça ». La narratrice ne veut pas prendre la posture de sachante.

    Elle essaye de maintenir une bonne ambiance dans la discussion et de ne pas braquer le groupe ce qui risquerait de briser le lien.

    La narratrice se soucie sincèrement des participantes et en ce sens, essaye de traiter l’incident avec bienveillance. Elle dit : « des personnes avec qui on s’entend bien, on a de l’affection, bien que ce soit professionnel il y a plein de choses qui se passent, et qu’elles réagissent de manière qui est pour moi aussi violente ça fait bizarre. »

Exploration du cadre de référence des personnes représentant l'altérité

Partie haute de l'iceberg
  • Cours de FLE
  • Propos sur le "couscous"
  • Propos sur les arabes
  • Dégoût
Partie basse de l'iceberg
  • Sécurité - Appartenance - Confiance - Gentillesse - Communication - Paix - Religion

     

    Hypothèse 1 – Sécurité et Paix : Les femmes expliquent : « Franchement c’est des gens qui sont méchants, ils sont… Et puis moi dans mon foyer il y a une famille d’arabes, ça va pas du tout ! » Par cette phrase, les femmes peuvent sous-entendre, qu’elles ne sont pas en confiance et ne se sentent pas en sécurité avec les Arabes.

    Hypothèse 2 – Appartenance au groupe : Les nigériennes (chrétiennes) se considèrent peut-être comme un tout et perçoivent les autres de la même façon. Elles pensent peut-être que chaque personne d’un même groupe est une forme de représentante de celui-ci.

    Hypothèse 3 – Manichéisme :  Les quatre femmes nigériennes semblent avoir un avis tranché sur le groupe « arabe » qui ne laisse pas de place à la nuance. Une des femmes dit « il y a toujours des problèmes avec les arabes ! Franchement c’est des gens qui sont méchants, tu peux pas leur faire confiance »

    Hypothèse 4 – Religion : Les femmes Nigériennes sont chrétiennes et vont à l’église. Dans leur représentations, les « arabes » sont tou.te.s probablement musulman.e.s ce qui possiblement pourrait être un obstacle supplémentaire à leur entente.

    Hypothèse 5 – Communication : Les femmes nigériennes communiquent d’une façon directe, sans filtre, tant verbalement que non verbalement. Cela fait possiblement partie de leur mode de communication quotidien et adapté au sein de leur communauté.

Conclusion - Marge de négociation

Valeurs communes

Valeurs républicaines (égalité, diversité, tolérance) et paix sociale

Explications

Narratrice

La narratrice est très attachée à la valeur d’égalité. Dans son cadre de référence, les propos des femmes sont racistes et donc à l’inverse de l’égalité. Pour elle, le racisme vient à l’encontre de la paix sociale.

Personnes représentant l'altérité

Les femmes semblent se sentir en insécurité avec les arabes ce qui peut venir toucher la valeurs de paix chez elles, les amenant à tenir ces propos.

Marge de négociation

Pour la narratrice, au cours de son accompagnement et dans l’objectif de l’association dans laquelle elle travaille, promouvoir les valeurs de la République (égalité, liberté, tolérance) est fondamental. Néanmoins, brandir la constitution n’est peut-être pas l’idéal. Nous cherchons ici à parvenir à une solution permettant d’intégrer ce groupe de femmes pour qu’elles puissent se projeter dans un vrai parcours socioprofessionnel en France.

Dans cet incident nous trouvons un groupe de femmes nigériennes qui tiennent des propos racistes très fermes par rapport à un autre groupe culturel « les arabes ». Cette situation peut être récurrente dans d’autres contextes avec des représentant.e.s d’autres groupes identitaires. On peut se demander quels préjugés existent aujourd’hui sur les femmes nigériennes, noires, étrangères, travailleuses du sexe etc… Travailler sur les concepts de stéréotypes, préjugés et discriminations pourrait mener à un débat ou à une réflexion non seulement sur les autres groupes mais aussi sur le nôtre. L’objectif est de montrer que nous sommes tou.te.s porteur.euse.s de stéréotypes inconsciemment et parfois nous pouvons agir en causant des situations de discrimination.

Il serait intéressant pour les personnes qui œuvrent dans le social et l’intégration de travailler en atelier de sensibilisation les concepts de stéréotypes, de préjugés et de discriminations pour mieux connaître l’origine de ces « idées reçues » et pouvoir les désamorcer ensemble. Ces concepts empêchent la communication et créent des obstacles à la relation à l’Autre. Le but n’est ni de convaincre ni d’imposer une vision mais de réfléchir ensemble avec une pensée critique d’où peuvent venir ces idées.

Ici, des valeurs sont en opposition (égalité, tolérance), mais d’autres apparaissent en commun : l’idée de respect des règles, de gentillesse (versus l’idée de méchanceté), de paix sociale, d’éducation, de politesse. Le travail est donc d’aller à la recherche de valeurs communes pour tendre vers une négociation interculturelle, tout en respectant les identités présentes. Pour les femmes nigériennes, il semblerait que « les arabes » représentent une menace à la paix sociale. Pour la narratrice, le comportement de ces femmes est également perçu comme une menace à la paix sociale, car le racisme serait pour elle une « violence » et heurterait la valeur d’égalité. Pour vivre ensemble dans une société diverse, on n’a pas besoin « d’aimer tout le monde » mais nous devons essayer de franchir les barrières à la communication pour faciliter la rencontre à l’Autre. Pour pratiquer sa posture interculturelle et ainsi développer des nouvelles compétences, nous devons essayer d’approcher l’Autre avec la plus grande neutralité possible.

Attention, il y a peut-être également quelque chose de fondamentalement raciste dans cet incident-ci. On ne le sait pas, mais en faisant ce travail de découverte du cadre de référence de l’altérité, il apparaît en effet que les femmes se soient construites autour d’un « nous vs eux ». Nous ne voulons pas relativiser des propos racistes, mais proposer des outils/ressources pour pouvoir s’y attaquer.

Dans la démarche interculturelle que nous pratiquons, le premier pas est la Décentration. Cette étape nous permettra de mieux nous connaître pour ensuite aller à la rencontre de l’Autre. Il semblerait que, dans cet incident, les protagonistes aient oublié ce pas et soient directement dans le jugement, basé sur une interprétation du cadre de référence de l’autre groupe, ce qui devient un obstacle à la communication.