Amalgame

« Je suis en animation d’un atelier cuisine avec une dizaine de femmes. Beaucoup de bruit, beaucoup de passage. Plusieurs personnes se succèdent à l’accueil pour venir s’inscrire aux cours de français: je m’occupe d’eux en parallèle de mon atelier cuisine, je leur parle très très doucement pour qu’ils me comprennent. Une habitante du quartier que je ne connais pas encore arrive dans le centre social. La femme en question arrive, je la vois, je suis débordée entre l’animation de l’atelier cuisine et l’accueil des nouveaux pour le français. Je me dirige vers elle et d’instinct je me mets à lui parler très doucement pour la renseigner sur les cours de français « bon-jour je m’aaaappelle Juuuuliette… » Et là elle me répond dans un français impeccable « ah non je ne viens pas pour des cours de français, je suis française ! Je voulais juste inscrire ma fille au sport ». J’ai eu tellement honte d’un coup ! D’avoir fait l’amalgame couleur noire/cours de français. Fatiguée, dans le speed, j’ai pensé bien faire et je me suis vraiment sentie bête. Heureusement elle ne l’a pas mal pris et on a fini par en rire. »

Analyse du cas

Note : cet incident critique a été analysé sans la présence de la narratrice mais au travers d'éléments tangibles du texte original.

Narratrice
  • Femme
  • Française
  • Animatrice socio-culturelle
  • Blanche
Autre personne
  • Femme
  • Française
  • Noire
  • 30 ans
  • Mère
Qu'est-ce qui les rapproche ?
  • Genre : Femmes
  • Nationalité : Française
Qu'est-ce qui les sépare ?
  • Couleur de peau :  femme blanche  VS  femme noire
  • Rôle dans le centre social : animatrice VS usagère
Contexte physique

L’incident se déroule dans un centre social. La narratrice est en train d’animer un atelier cuisine et d’accueillir en même temps des participant.e.s à un cours de français.

Contexte social, psychologique

La narratrice est fatiguée et doit fournir un gros effort cognitif pour gérer les deux activités. Elle connait la plupart des participant.e.s mais pas encore la jeune femme arrivant dans le centre.

Réaction au choc / Sentiments vécus

 

La narratrice déclare être :

  • Débordée : « je suis débordée entre l’animation de l’atelier cuisine et l’accueil des nouveaux pour le français »
  • Honteuse : « J’ai eu tellement honte d’un coup ! D’avoir fait l’amalgame couleur noire/cours de français »
  • Fatiguée, stressée : « Fatiguée, dans le speed, j’ai pensé bien faire et je me suis vraiment sentie bête »

Exploration du cadre de référence de la narratrice

Partie haute de l'iceberg
  • Animatrice débordée
  • Atelier cuisine et inscriptions
  • Amalgame et honte
  • Centre social
Partie basse de l'iceberg
  • Professionnalisme - Efficacité

     

    La narratrice, de par le contexte, était déjà en difficulté professionnelle avant le début du choc. « Je suis débordée entre animations de l’atelier cuisine et l’accueil des nouveaux pour le français ». Son rôle est de favoriser les échanges entre les usager.e.s du centre et l’épanouissement des individus notamment sur le plan culturel.

    Elle fait donc, sur le moment, preuve de professionnalisme en allant au-devant de la jeune femme. Anticiper son besoin lui permet de gagner du temps et de continuer à gérer à la fois les inscriptions et l’atelier cuisine. Elle dit : « La femme en question arrive, je la vois, je suis débordée […]. Je me dirige vers elle et d’instinct je me mets à lui parler très doucement pour la renseigner ». Son erreur de jugement et la honte de se rendre compte des raisons de ce préjugé (fondé sur la couleur de peau), vont à l’encontre de ce que représente son travail et donc sa posture professionnelle.

  • Représentations en jeux

     

    La narratrice est soumise à un effet de halo (une interprétation et une perception sélective d’informations dépendant d’une seule première information ou première impression), exacerbé par sa fatigue et son stress. Elle définit inconsciemment les caractéristiques potentielles de la jeune femme en fonction de sa couleur de peau ce qui la conduit à un comportement raciste involontaire « avoir fait l’amalgame couleur noire/cours de français ». Le cadre de référence de la narratrice est donc influencé par le contexte et l’effet de halo menant à l’incident.

  • Bienveillance

     

    L’animatrice semble avoir pour objectif d’intégrer au mieux la jeune femme compte tenu du contexte stressant et ne pensait pas à mal. « Fatiguée, dans le speed, j’ai pensé bien faire et je me suis vraiment sentie bête ». Sa valeur de bienveillance joue un rôle double dans l’incident. D’une part, elle l’a poussée à aller à la rencontre de la jeune femme , et d’autre part l’a menée et à ouvrir un dialogue simple, pour quelqu’un qui, selon son interprétation instinctive, ne parlait que peu français. De plus, cette bienveillance l’a probablement empêchée de se rendre compte que sa perception était fondée sur un préjugé lié à la couleur de peau, d’où la honte engendrée suite à l’interaction avec la jeune femme. Le fait que les deux femmes aient pu en rire a posteriori montre enfin l’absence de mauvaises intentions et de résilience de la part des deux femmes.

  • Ouverture - Adaptation - Ethique

    La narratrice a à cœur d’intégrer les usagers du centre social aux cours de français. Elle fait l’effort de parler lentement : « bon-jour je m’aaaappelle Juuuuliette… » à son interlocutrice malgré le fait qu’elle soit débordée. On peut y voir une expression des valeurs d’adaptation et d’ouverture de la narratrice. Lorsqu’elle se rend compte que la dame est française et que son préjugé était fondé sur la couleur de peau, elle ressent de la honte. On en déduit qu’elle juge son erreur comme découlant d’un stéréotypes non acceptable  allant à l’encontre de son éthique. Sa réaction « d’instinct », sous le coup du stress, a donc pu créer un choc interne la faisant se « senti[r] bête » et honteuse.

Conclusion - Marge de négociation

Valeurs

Valeur en conflit 1

Efficacité – professionnalisme

Valeur en conflit 2

Ethique

Explications

L’éthique liée au combat contre les préjugés semblent être une valeur primordiale pour la narratrice.

Le besoin d’efficacité, combiné au contexte stressant du moment, ont poussé la narratrice à agir rapidement sans forcément prendre en compte la dimension de l’Autre.

Dans cet incident, ces deux valeurs sont en confrontation (l’une ayant heurté l’autre).

Marge de négociation

Il semblerait que la situation se soit terminée par le rire des deux protagonistes. Elle n’a pas donné lieu à un conflit explicite. En revanche, cet incident est un choc personnel, nous cherchons donc ici des pistes de réflexion liées à la narratrice elle-même.

La narratrice était pressée par la situation, stressée, et a été prise sous le coup de ses préjugés (les personnes noires ne sont pas françaises).

Dans cet incident, il est important de retenir que les stéréotypes sont inhérents au cadre culturel de tout individu. Cependant, la narratrice a su prendre du recul et se remettre en question, ce qui lui a permis de prendre conscience de ses préjugés. Dans le contexte stressant dans lequel elle travaille, il serait utile qu’elle continue à identifier ses propres représentations et les stéréotypes et préjugés avec lesquels elle fonctionne pour désamorcer les réactions automatiques qu’ils engendrent surtout sous l’emprise du stress. D’autant plus que ces réactions automatiques viennent à l’encontre de son éthique.

De manière générale, les acteurs du travail social véhiculent une certaine éthique liée au combat pour l’égalité et donc contre les stéréotypes et préjugés, il est donc important de s’en souvenir et de s’appuyer sur cette éthique pour améliorer sa posture et déconstruire les représentations qui y sont opposées.

D’autre part, le stress, très présent dans le travail social, est un facteur très puissant de clôture cognitive : en situation stressante, il est difficile de ne pas fonctionner automatiquement. Lorsque cela est possible, il est primordial de prendre son temps pour aller VRAIMENT à la rencontre de l’Autre, sans être influencé par ses représentations.