De quelle religion êtes-vous ?

« Je venais d’arriver en poste dans une association, Actions de Solidarité Internationale. Je vais prendre un café et rejoins mon collègue qui discute avec un homme âgé. L’homme âgé me demande de « but en blanc » si je suis catholique. Je réponds « non ». Il paraît stupéfait. Il me demande alors si je suis musulmane. Je réponds « non plus ». « Mais alors, de quelle religion êtes-vous » insiste-t-il ? « Je n’ai pas de religion ». Il était scotché que je ne sois pas catholique car je pense que pour lui les femmes blanches étaient catholiques. Comme je fais un peu maghrébine il a dû se dire, peut-être qu’elle est musulmane. Il voulait peut-être tester mon origine [] Si j’étais un peu l’une des leurs. Je trouvais culotté de me poser la question alors qu’on ne se connaissait pas, encore plus d’aller chercher la petite bête. Il n’en croyait pas ses yeux, comme si c’était la première fois qu’il rencontrait ça et ses questions et ses jugements ont commencé à être gênants pour moi. Il me faisait comprendre que je n’avais donc pas de valeurs, de principes, de sens à ma vie, comme si j’étais une enfant. J’avais beau donner mes arguments, je constatais qu’ils n’avaient aucun impact. La religion, dans le quartier où je travaille c’est un sujet qu’il ne faut pas ignorer alors que pour moi c’est hyper secondaire. »

Analyse du cas

Narratrice
  • Femme
  • Française
  • 36 ans
  • Athée
  • Médiatrice interculturelle à l’association ASI
Autres personnes

Un habitant du quartier :

  • Homme
  • D’origine marocaine, en France depuis au moins 20 ans
  • Environ 60 ans
  • Musulman
  • Usager de l’ASI

Le collègue de la narratrice :

  • Homme
  • D’origine marocaine
  • 40 ans
  • Musulman, porte une tenue associée à la religion
  • En poste depuis longtemps, très respecté par la communauté
Qu'est-ce qui les rapproche ?

La narratrice et l’usager de l’ASI :

  • La langue : Francophones
  • Le lieu de vie/travail : Ils côtoient le même quartier et sont liés à l’ASI
Qu'est-ce qui les sépare ?

La narratrice et l’usager de l’ASI :

  • Genre : Femme VS Homme
  • Âge : 36 ans VS 60 ans
  • Origine : Française VS Marocaine
  • Religion/croyances : Athée VS Musulman
  • Vêtement : Non religieux VS Tenue associée à la religion
  • Statut au sein de l’ASI : Médiatrice VS Usager
Contexte physique

À la pause-café, en terrasse d’une petite boulangerie d’un « Quartier de la Politique de la Ville », au milieu des immeubles de logement. Il s’agit d’un lieu multiculturel. Beaucoup de personnes de tous les âges sont présentes.

Contexte social, psychologique

Plusieurs usager.e.s de l’ASI sont présent.e.s.

La narratrice est à son poste depuis quelques semaines, en repérage. Elle n’est pas encore à l’aise et ne veut pas se mettre le public à dos.

Réaction au choc / Sentiments vécus
  • Appréhension de devoir mettre en avant ses convictions personnelles.
  • Colère : « Je trouvais culotté de me poser la question alors qu’on ne se connaissait pas, encore plus d’aller chercher la petite bête »
  • Gêne de devoir parler de sa vie privée : « ses questions et ses jugements ont commencé à être gênants pour moi »
  • Se sent infantilisée : « Il me faisait comprendre que je n’avais donc pas de valeurs, de principes, de sens à ma vie, comme si j’étais une enfant »
  • Impuissance : « J’avais beau donner mes arguments, je constatais qu’ils n’avaient aucun impact »

Exploration du cadre de référence de la narratrice

Partie haute de l'iceberg
  • Discussion entre une médiatrice interculturelle, un de ses collègues et un habitant du quartier
  • Question de l'habitant sur la religion de la médiatrice
  • Débat animé autour de la religion et de l'athéisme
  • Non intervention du collègue dans la discussion
Partie basse de l'iceberg
  • Intimité

     

    La narratrice ressent une intrusion dans son intimité lorsque le monsieur commence à lui poser des questions sur ses croyances aussi tôt dans la discussion. « L’homme âgé me demande de « but en blanc » si je suis catholique ». Le fait qu’elle pense que l’homme associe la couleur de peau à la religion a accentué le sentiment de gêne. Bien que la narratrice n’accorde que peu d’importance à la religion, elle considère que cela appartient au domaine de l’intime et que l’homme n’a pas à poser ce genre de questions d’autant plus qu’ils ne se connaissaient pas.

  • Ouverture - Croyances

     

    Pour la narratrice il est important de respecter toutes les croyances, quelles qu’elles soient et d’accepter que la religion ne soit pas centrale dans sa vie. Elle dit : « La religion, dans le quartier ou je travaille c’est un sujet qu’il ne faut pas ignorer alors que pour moi c’est hyper secondaire ». L’incompréhension et le jugement du monsieur face à ses croyances ont heurté chez elle des valeurs d’ouverture et de laïcité. En effet, « Il me faisait comprendre que je n’avais donc pas de valeurs, de principes, de sens à ma vie ».

  • Légitimité professionnelle et personnelle - Respect

     

    La narratrice a été heurtée par l’attitude fermée du monsieur, qui l’empêche de faire valoir ses arguments. Elle nous dit « Il me faisait comprendre que je n’avais donc pas de valeur, de principes, de sens à ma vie, comme si j’étais une enfant. J’avais beau donner mes arguments, je constatais qu’ils n’avaient aucun impact ». La narratrice se sent donc infantilisée et non respectée en tant que personne et dans son rôle de médiatrice.

  • Communication - Écoute

     

    La narratrice explique qu’elle essaye d’argumenter auprès du monsieur les raisons pour lesquelles elle n’a pas de religion mais constate que ce qu’elle dit semble n’avoir aucune portée : « J’avais beau donner mes arguments, je constatais qu’ils n’avaient aucun impact. »

    Ainsi l’écoute est rompue et la communication ne semble mener nulle part, et la narratrice se sent infantilisée. Des valeurs de communication et d’écoute paraissent donc être touchées chez la narratrice.

Exploration du cadre de référence de la personne représentant l'altérité

Partie haute de l'iceberg
  • Discussion entre une médiatrice interculturelle, un de ses collègues et un habitant du quartier
  • Question de l'habitant sur la religion de la médiatrice
  • Débat animé autour de la religion et de l'athéisme
  • Non intervention du collègue dans la discussion
Partie basse de l'iceberg
  • Croyances/Religion - Proximité - Curiosité

     

    Hypothèse 1 – Curiosité : L’homme paraît curieux vis-à-vis de la narratrice et cherche à la connaître. Poser une question sur la religion de celle-ci a pu lui sembler être une bonne façon de démarrer la conversation. Pouvoir parler librement de la religion est peut-être pour lui une forme d’ouverture.

    Hypothèse 2 – Croyances et Religion : Il est aussi possible que la religion soit quelque chose de particulièrement présent et important dans sa vie, le fait que la narratrice n’ait pas cette « aide », ce « guide » peut donc réellement le questionner et l’étonner. Pour lui, la religion n’est probablement ni un sujet tabou, ni un sujet intime.

    Hypothèse 3 – Proximité et Communication informelle : La situation s’est déroulée en dehors du contexte professionnel. Il est possible que l’homme, connaissant bien le collègue de la narratrice, se soit permis de la taquiner et de poser des questions sur ses centres d’intérêts afin d’initier la conversation.

Conclusion - Marge de négociation

Valeurs

Croyances – Ouverture

Explications

Narratrice

La narratrice perçoit la religion comme un élément très secondaire de sa vie mais a conscience de ses propres croyances et respecte/reste ouverte à celles de chacun.e. Cela relève néanmoins pour elle du domaine de l’intime.

Personne représentant l'altérité

L’homme semble placer la religion au centre de ses croyances et peut considérer le fait d’en parler facilement comme une forme d’ouverture et de curiosité.

Marge de négociation

Au cours de l’analyse avec la narratrice, celle-ci nous a dit avoir trouvé des axes de négociation avec l’homme. Après une discussion avec son collègue, lui-même musulman, elle a pris conscience du cadre de référence de l’homme et de la place que la religion peut prendre dans sa vie. À la suite de cela, elle a pu nouer un contact et une relation avec l’homme, après s’être exprimée sur ce qu’elle avait ressenti pendant l’incident. Ainsi, quand cela est possible, il est important d’engager une discussion ultérieure au choc en exprimant ses ressentis et en posant des questions. Parfois, le dialogue au moment du choc peut se révéler inefficace.

En France, au niveau de la République, la religion relève de la sphère intime. La laïcité garantit aux croyants et aux non-croyants le même droit à la liberté d’expression de leurs croyances ou convictions.

Au niveau individuel, certaines personnes considèrent que ce sujet est tabou et relève de l’intime, tandis que pour d’autres ce sujet est tout à fait naturel et facile à aborder. Au-delà de cette situation, si cette discussion avait eu lieu dans le cadre de l’accompagnement du monsieur (par exemple à l’insertion professionnelle), il aurait été possible d’avoir une conversation sur ces différents rapport à la religion et le fait que ce sujet peut être mal reçu dans certaines sphères (par exemple au travail ou dans des services publics).

Comment naviguer dans une société où le rapport à la religion est disparate ? Cette réflexion reste valable dans un cadre où les réflexions et les discussions n’ont pas pour but le prosélytisme (comme c’est le cas dans cet incident).

Dans le domaine social, plusieur.e.s professionnel.le.s et bénévoles peuvent se sentir gêné.e.s face à des questions posées par des usager.e.s. Ces questions sont perçues comme déplacées et intrusives. Face à un tel comportement, nos automatismes cognitifs prennent le dessus et nous interprétons instantanément les intentions de notre interlocuteur.rice.

Lorsque ces questions touchent à une zone sensible (comme ici les croyances et les religions), ou bien à des questions liées à l’intime, nous pouvons nous sentir démunis pour y faire face. Nos émotions prennent alors le dessus, et nous ne sommes plus aptes à dialoguer. En effet sous cette emprise émotionnelle, nous ne pouvons plus utiliser nos fonctions cognitives adaptatives telles que l’empathie ou encore la capacité de recueillir, transmettre et filtrer des informations, d’analyser le contexte etc… Décoder un choc culturel peut alors s’avérer un challenge de taille !

Dans ce cas par exemple, on peut se poser la question du contexte : s’agit-il d’un contexte formel et officiel dans lequel la religion n’aurait pas sa place ou s’agit-il d’une conversation informelle entre « amis » au café ? Le stress causé par le choc peut empêcher cette perception du contexte.

En situation interculturelle nous n’avons pas une réponse unique et adaptée pour tout type de situation. D’où le besoin de suivre les pas proposés par la méthode pour que chaque personne concernée puisse trouver des clés de réflexion qui pourraient contribuer à une meilleur analyse et réponse à des situations de chocs. Cette méthode a également pour but de baisser le niveau de menace que l’altérité peut représenter, pour naviguer la diversité en diminuant l’impact de ses émotions, afin de maintenir le lien et la mission.