Porque te vas ?
« Je suis la fondatrice d’une association qui travaille en complément des écoles et y suis une enseignante spécialisée FLE (Français Langue Étrangère). Une famille rom, qui travaille dans les champs, salariés agricoles vivant au gré du travail ou d’autres choses que j’ignore, vient inscrire ses enfants à l’école : une fille de CM1 et un petit garçon de CP. On la sent très heureuse de l’accueil qui lui est réservé. Les parents sont bienveillants et présents mais finalement ne s’investissent pas, ne viennent pas (il y a de l’absentéisme). Sans prévenir, disparition de la famille. Ca commence par une fois où l’on est sidérés et on éponge. Puis deux, puis trois, ce qui fait que beaucoup de choses sont mises à mal, le fondement de l’association qui est basé sur le lien et relation qui est rompu sans prévenir. La disparition apparaît brutalement. Pour les bénévoles les liens sont rompus, ils ne peuvent pas aller au bout de leur projet imaginé avec l’enfant et là… c’est le vide. Pour eux c’est l’impression d’avoir été « bernés » par cette confiance qu’ils pensaient installée avec la famille et qu’ils se rendent compte que ce n’était pas du tout ça, impression d’avoir été trahis.
Le projet initial de l’association ne fonctionne plus. Mon ressenti : un sentiment d’impuissance et l’impression de n’avoir rien compris… regret d’avoir engagé d’autres personnes (les bénévoles) qui semblent se décourager ». Ce n’est pas un fait exceptionnel. C’est une réalité générale dans notre action professionnelle ou associative : des familles (plusieurs) / les enseignants de mon école / les bénévoles de notre association »
Analyse du cas
- Narratrice
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- Enseignante spécialisée en Français Langue Étrangère dans plusieurs écoles
- Accompagnante d’enfants dans l’apprentissage de la langue et lien avec la famille
- Créatrice d’une association pour faciliter le langage aux enfants par le FLE qui travaille avec les écoles pour les enfants allophones : la narratrice assure le lien entre l’école et l’association
- Femme française
- Autres personnes
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La famille :
- Père, mère, 1 fils (CP) et 1 fille (CM1) entre 6-10 ans
- Famille Rom
- Ne parlent pas français
- Parents salariés agricoles
Bénévoles :
- Origine : France
- Jeunes hommes et femmes
- Qu'est-ce qui les sépare ?
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La narratrice et la famille :
- Origine : Française VS Roms
- Profession : Enseignante VS Salariés agricoles
- Niveau de Français : Maternel VS En apprentissage
- Statut : Accompagnante VS Accompagné.e.s
- Contexte physique
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La situation se déroule au sein d’une école qui travaille avec l’association de la narratrice pour l’accompagnement des enfants dans l’apprentissage du français.
- Contexte social, psychologique
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Les enfants sont accompagnés par l’association depuis quelque temps. Chaque enfant est accompagné par un ou deux bénévoles, deux fois par semaine. Les bénévoles créent des liens avec les enfants. « Les équipes sont soudés, l’ambiance est sympa… ».
La narratrice explique qu’à leur arrivée, les parents se sont montrés très enthousiastes, investis et présents dans la prise en charge de leurs enfants au sein de l’association. C’est pourquoi il y a eu une rupture brutale lorsqu’ils disparaissent, ce qui laisse la narratrice et ses équipes avec un sentiment d’échec et d’impuissance : « ils s’en fichent ».
Dans cet incident, la narratrice s’est appuyée sur un cas particulier, or la répétition de ce cas a nourri l’incompréhension et l’impuissance de la narratrice et de ses bénévoles face à la soudaine disparition des familles.
- Réactions au choc / sentiments vécus
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La narratrice explique que lors de la première disparition elle ressent :
- Sidération : « Ca commence par une fois où l’on est sidérés et on éponge”
Suite à la répétition des disparitions des familles, elle dit ressentir également :
- Frustration, Peine (pour les bénévoles): « les bénévoles se découragent, leur travail et accompagnement est mis à mal… »
- Incompréhension et Déception : « J’étais totalement dans l’incompréhension »
- Impuissance : « c’est la première fois que je me sens si impuissante »
Exploration du cadre de référence de la narratrice
- Disparition d'une famille
- Cours de français
- Liens rompus
- Découragement des bénévoles
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EDUCATION - PARENTALITE -
Dans cet incident, la narratrice explique que, pour elle, la scolarisation et l’apprentissage de la langue pour ces enfants allophones est primordial et que cela doit impérativement faire partie de leur éducation. L’éducation est une responsabilité partagée entre l’Etat et les familles, et les valeurs de la narratrice sont ébranlées lorsque les familles ne remplissent pas ce contrat.
Pour la narratrice le fait que les familles disparaissent soudainement, sans prévenir, empêche le bon déroulement du projet éducatif et ne permet pas aux enfants de poursuivre la continuité dans leur apprentissage du français, ce qui pourrait les handicaper dans leur futur.
Pour elle, l’un des rôles des parents (donc de la parentalité) est d’assurer l’éducation scolaire de leurs enfants, et de façon générale leur intégration socio-professionnelle : « Les parents sont bienveillants et présents mais finalement ne s’investissent pas, ne viennent pas (il y a de l’absentéisme) »
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Hiérarchie des priorités
Le fait que la famille disparaisse soudainement a touché, chez la narratrice, la notion de hiérarchie des priorités car pour elle la scolarisation et l’apprentissage ne sont pas à négliger « L’école sert à faire grandir les enfants et pour moi c’est du gâchis, c’est triste et c’est dommage de ne pas donner les outils nécessaires aux enfants pour qu’ils puissent suivre une bonne scolarité. ». Des valeurs d’éducation et de hiérarchie des priorités sont donc heurtées chez la narratrice.
Pour elle, son projet est la priorité, elle souhaite le mener à bien et y met beaucoup d’énergie. Le fait que la famille ne vienne plus est alors perçu par la narratrice comme un manque de contrôle sur son dispositif, à tel point que cela l’empêche d’imaginer que les familles puissent ne pas avoir les mêmes schémas d’éducation.
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Responsabilité - Contrôle - Légitimité
La narratrice nous parle à plusieurs reprises du « découragement » des bénévoles. En effet, elle se sent responsable des « liens rompus » entre elles.eux et les enfants. Les différents rôles de la narratrice (enseignante spécialisée, encadrante de bénévoles et fondatrice de l’association) l’amènent à transmettre des valeurs d’accompagnement, d’aide, et de bienveillance. La disparition fréquente des familles vient en opposition à ces valeurs et rompt les projets éducatifs que mettent en place les bénévoles «(…) les liens sont rompus, ils ne peuvent pas aller au bout de leur projet imaginé avec l’enfant et là… c’est le vide ».
Face à cette situation, la narratrice se sent démunie et sa valeur de responsabilité face aux bénévoles, aux enfants et à l’intégration est heurtée.
Après plusieurs « disparitions » de familles, la narratrice peut se sentir en porte-à-faux face aux engagements initialement pris auprès de ses équipes (création d’un parcours pédagogique etc…), et craindre de perdre sa légitimité à leurs yeux et celle de l’école. Elle se sent alors perdue, et dit : « Le projet initial de l’association ne fonctionne plus. (…) et [j’ai] l’impression de n’avoir rien compris… »
Conclusion - Marge de négociation
Valeurs
Contrôle et Engagement
Explications
Cet incident est venu heurter deux valeurs qui sont très ancrées chez la narratrice : d’un côté la valeur d’engagement et son envie de créer des liens durables dans ses ateliers entre les familles et ses équipes de bénévoles ; et de l’autre le besoin de mener à bien son projet éducatif. Son engagement se voit bousculé quand elle ne peut pas assurer une continuité auprès des familles et éventuellement évaluer l’impact de ses actions qui s’inscrivent sur la durée. Une « disparition » des familles signifie une perte de contrôle de son projet, mais aussi une perte d’engagement, de motivation, et donc d’implication des bénévoles.
Le fait que la famille ne vienne plus (et que cela se soit répété plusieurs fois avec d’autres familles) créé un conflit direct entre ces deux valeurs, où la confiance qu’elle espère créer dans ses ateliers est directement mise à mal par la disparition des familles qui restent silencieuses sur les raisons de leur départ. Elle perd donc le contrôle et « perd la face » envers ses équipes. Cette situation vient mettre en échec son rôle en tant que fondatrice de l’association et les missions de sa structure. Pour la narratrice, tout était dans l’implicite (pas de règles imposées en amont).
Garder le contrôle suppose de poser des règles qui peuvent limiter l’engagement des un.e.s et des autres car cela peut créer ou amplifier des rapports hiérarchiques. Le fait que cette situation se soit produite à de multiples reprises montre que l’incident est interne à la narratrice.
Marge de négociation
Il est important, avant tout accompagnement, de définir les attentes, les motivations et les besoins des personnes qui intègrent une structure ou un dispositif. Si on ne souhaite pas poser de règles, il est quand même possible de définir des engagements en créant un ou plusieurs moments d’échanges. Cela peut être fait en commun avec les familles, les bénévoles, l’équipe encadrante. Cela permet un moment de partage où chacun.e exprime ses idées et où ce n’est pas « l’équipe VS les familles ».
Les professionnel.le.s, mu.e.s par l’empathie (et d’autres sentiments connexes), peuvent être conduit.e.s à des relations de dévouement sans limites définies, soutenues par la solidarité et l’engagement supposés, mais qui, avec le temps, peuvent être source de tensions sur la compréhension du rôle professionnel, de l’engagement, de l’identité et des exigences intenses envers soi-même. Dans cet incident, la posture de la narratrice ne semble pas lui permettre de prendre conscience du mode de vie des familles (pour qui un engagement sur du long terme n’est peut-être pas possible).
En travaillant avec l’équipe Prismes, la narratrice a pu pratiquer la décentration en se questionnant sur ses propres zones sensibles. Elle confirme être affectée par le fait que plusieurs des familles qu’elle accompagne dans son dispositif partent ou « disparaissent » sans vraiment la prévenir. Ces évènements la mènent à questionner l’importance/le sens de son association. Pratiquer la décentration permet non seulement de questionner ses comportements mais permet aussi d’essayer d’aboutir à des résultats différents lorsque d’autres situations similaires se présenteront. Le but n’est pas de se juger (par exemple en arrêtant de travailler en association) mais plutôt de voir quels ajustements nous pouvons faire, soit pour atteindre un meilleur résultat (à nos yeux) soit pour retravailler nos attentes.
Nous avons travaillé avec la narratrice sur sa valeur de « réussite » qui serait liée à un travail continu d’accompagnement, à un investissement actif des parents, à une scolarisation régulière et assidue. La narratrice transpose son « modèle de réussite » aux familles qu’elle accompagne, sans prendre en compte le fait que d’autres modes d’éducation et de modèles d’accomplissement soient possible. Dans le travail d’analyse, nous avons soulevé le fait que son soutien et son accueil pendant le temps de présence des familles, a été apprécié, utile et de qualité.