Entre le marteau et l’enclume

« J’étais chez un élève dont je suis la tutrice pour boire le thé, lui rendre visite et prendre de ses nouvelles. À chaque fois que je vais chez lui, qu’il vient chez moi ou que l’on se retrouve à l’extérieur, il veut m’offrir plein de choses (instruments de musique, m’inviter à manger quelque part, me donner des fruits, légumes, un parapluie s’il pleut). Je sais qu’il agit car il veut prendre soin de moi ; mais je me sens toujours gênée car je ne peux pas refuser. Parfois je dis « non, merci » par politesse et car je ne veux pas être à ses frais mais il insiste de manière importante, tenant tête jusqu’à ce que je cède. Je me sens un peu dépossédée de mes choix et embarrassée, car je ne sais pas si sa générosité est seulement un cadre culturel auquel il obéit car il se doit de s’y conformer. Je culpabilise beaucoup de lui laisser m’offrir ces « cadeaux » car je sais qu’il a peu de moyens pour vivre et à la fois je ne peux pas les refuser de peur de le blesser, l’humilier. Je veux pourtant lui dire que je suis une femme indépendante qui sait se gérer seule. »

Analyse du cas

Narratrice
  • Femme
  • Française
  • Étudiante
  • Tutrice sociale
Autre personne
  • Homme
  • Étudiant
  • Soudanais
  • En demande d’asile
Qu'est-ce qui les rapproche ?
  • Âge : Environ 20 ans
  • Statut : Étudiants
Qu'est-ce qui les sépare ?
  • Origine : Française VS Soudanais
  • Sexe : Femme VS Homme
  • Position hiérarchique : Accompagnante VS Accompagné
Contexte physique

L’incident se déroule au domicile du jeune homme, lors d’une visite de suivi de la narratrice qui vient prendre de ses nouvelles.

Contexte social, psychologique

La narratrice est la tutrice du jeune homme, qui est en demande d’asile. Dans le cadre du suivi, ils se retrouvent régulièrement. La narratrice donne de son temps et l’homme accompagné lui offre souvent des cadeaux ou des attentions alors qu’il n’a que peu de moyens.

Réaction au choc / Sentiments vécus
  • Impuissance : « Je me sens un peu dépossédée de mes choix et embarrassée »
  • Gène : « Je me sens toujours gênée car je ne peux pas refuser »
  • Culpabilité : « Je culpabilise beaucoup de lui laisser m’offrir ces « cadeaux » car je sais qu’il a peu de moyens pour vivre. »

Exploration du cadre de référence de la narratrice

Partie haute de l'iceberg
  • RENDEZ-VOUS ENTRE UN HOMME EN DEMANDE D'asile ET SA TUTRICE
  • CADEAUX
  • rencontres Régulières
Partie basse de l'iceberg
  • ÉGALITÉ - GENRE – Féminisme - INDÉPENDANCE

     

    Le geste de l’homme semble s’opposer aux valeurs d’égalité (notamment de genre) et d’indépendance de la narratrice. Elle dit : « Je ne veux pas être à ses frais », « Je veux pourtant lui dire que je suis une femme indépendante qui sait se gérer seule ».

    Une valeur importante pour la narratrice est  l’égalité des genres. Être une femme est pour elle synonyme d’indépendance, autonomie et pouvoir. Cette valeur se verrait menacée face à des comportements genrés trop insistants comme ici des attentions et des soins qu’elle considère ne pas avoir besoin, en particulier dans le cadre du tutorat.

    « Il insiste de manière importante, tenant tête jusqu’à ce que je cède »

    Le fait que l’homme offre systématiquement des cadeaux la place dans une position asymétrique où elle reçoit sans pouvoir refuser.

  • hiérarchie des priorités - Rapport à l'argent

     

    La narratrice culpabilise de recevoir ces cadeaux : elle semble avoir l’impression que l’homme dépense beaucoup de ses ressources propres pour elle alors même qu’il a peu de moyens financiers : « Je culpabilise beaucoup de lui laisser m’offrir ces « cadeaux » car je sais qu’il a peu de moyens pour vivre ». Pour elle, la gestion d’un budget impliquerait une hiérarchie des dépenses, qui couvrirait en priorité les besoins essentiels, et offrir des cadeaux systématiques à d’autres ne serait pas une dépense « sensée ».

  • Gratitude - Reconnaissance - Relativisme - Politesse

     

    La narratrice prend en compte la possibilité que le jeune homme lui offre des cadeaux par convention culturelle, ce qu’elle semble prête à accepter : « (…) Je ne sais pas si sa générosité est seulement un cadre culturel auquel il obéit car il se doit de s’y conformer ». Pour la narratrice, la gratitude ou la reconnaissance pourraient s’exprimer par des attitudes, des gestes ou des mots qui pourraient s’exprimer autrement que des dépenses matérielles.

    La narratrice explique que lorsque l’homme lui fait des cadeaux, elle essaie de refuser : « Je ne peux pas refuser. Parfois je dis « non merci » par politesse (…) ». La narratrice subit la politesse pour ne pas être jugée négativement si elle refuse de façon « autoritaire ».

  • Protection - franchise

     

    Pour la narratrice, ces comportements n’ont pas leur place dans leur relation. Il est possible qu’elle pense que tous ces cadeaux soient porteurs d’une intention amoureuse, de séduction. En les acceptant, elle peut se trouver coincée entre deux pensées et deux valeurs en conflit :

    • Protection et charge émotionnelle : D’un côté le fait ne pas vouloir le vexer en rejetant ses attentions car elle l’apprécie et ne doute pas des bonnes intentions de sa démarche.
    • Franchise – De l’autre, en acceptant, elle a peur de lui envoyer de « mauvais signaux » mais également de cautionner une dynamique ambigüe dans laquelle elle ne se sent pas à l’aise et qu’elle ne souhaite pas entretenir dans ce cadre là.

Conclusion - Marge de négociation

Valeurs

Valeurs en conflit 1

Égalité – Genre – Féminisme Indépendance – Franchise – Hiérarchie des priorités – Rapport à l’argent

Valeurs en conflit 2

Gratitude – Reconnaissance – Relativisme – Politesse – Protection et charge émotionnelle

Explications

Ici, nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de faire le cadre de référence de la personne représentant l’altérité car il s’agit (en grande partie) d’un conflit interne dans le cadre de référence de la narratrice.

En effet, elle est tiraillée entre ses valeurs de gratitude, reconnaissance et relativisme qui la poussent à ne pas refuser les cadeaux et ses valeurs d’égalité, d’indépendance, de féminisme et de genre.

Elle est tiraillée entre ce qu’elle pense et ce qu’elle défend et son impossibilité à le mettre en œuvre. Elle est en proie à des automatismes cognitifs liés à son cadre de référence (agir en prenant en compte les émotions des autres, ne pas être trop ferme ou trop autoritaire, correspondre à son cadre professionnel du soin). Son blocage vis-à-vis de la situation est renforcé par le fait que l’homme est en demande d’asile, avec peu de moyens, et, selon elle, en situation de vulnérabilité.

Marge de négociation

Dans le travail social, les relations accompagnant.e.s – accompagné.e.s dépassent souvent le cadre strictement professionnel, et les personnes accompagnées peuvent ainsi faire des marques d’affection pouvant être mal interprétées ou mal vécues par les accompagnant.e.s.

Les cadeaux peuvent signifier beaucoup de choses différentes. Il est donc important d’engager une discussion sur leur signification, sortir de la retenue, afin de ne pas accentuer une potentielle contradiction entre le « vouloir faire et/ou dire » et le « devoir faire et/ou dire ».

Comment et quand mettre en place des stratégies pour dépasser les normes de politesse ? A partir du moment où ces rituels prennent beaucoup de place, jusqu’à venir empêcher le bon fonctionnement de la relation, il convient alors pour l’accompagnant.e de s’arrêter, réfléchir, et aborder les sujets d’une façon adaptée au cas précis, afin de trouver un compromis tout en maintenant et la relation et la déontologie professionnelle.