Le chaman
« Un jour, un médecin généraliste me demande d’intervenir auprès d’un patient qu’il avait vu deux fois, une personne plutôt âgée entre 65 et 70 ans d’origine asiatique, d’après lui, qui maîtrisait la langue, hospitalisée à la suite d’un problème cardiovasculaire. Il me demande d’aller le voir car il craignait que le patient fasse une sorte de délire mystique car il parlait tout seul. Il voulait savoir s’il s’agissait plutôt d’une psychose ou d’une démence.
Je vais donc le voir, effectivement il parlait tout seul en regardant le plafond. Je me suis présentée mais il n’entrait pas en contact avec moi. Je ne voulais pas le violenter donc je l’ai juste observé. Je le voyais parler à quelqu’un dans une langue que je ne connaissais pas, sans expression émotionnelle, sans connexion avec les gens autour de lui (moi et une infirmière ensuite). Quand je suis sortie de la chambre, j’ai pensé au côté psychotique, avec une sorte de perte de la réalité et une production délirante selon mes lunettes de « psy » clinicienne de l’époque. J’étais prête à faire un premier retour au médecin mais c’était très tôt pour le diagnostic. En sortant, j’ai vu dans le couloir deux personnes qui attendaient et qui avaient aussi des traits asiatiques. Je me suis présentée et j’ai demandé si elles étaient de la famille. C’était le cas, le fils du monsieur était accompagné de sa femme. J’ai demandé s’il avait vu ce comportement de la part de son père. Là, il m’explique que c’est normal, qu’ils viennent de Mongolie et que son père est en France depuis environ 5 ans. Ils m’expliquent aussi qu’il ne parle pas tout seul mais qu’il est chaman et que selon les rites chamans, quand il s’agit de maladie physique ou spirituelle, l’une des façons de soulager les douleurs ou d’aller vers un rétablissement, c’est de se mettre en contact avec les esprits. J’ai ressenti de la frustration car avec les connaissances que j’avais j’étais inefficace. Le choc a été quand j’ai parlé avec la famille je me suis sentie très enfermée, je me suis rendue compte que mes connaissances en psychologie étaient assez précaires, une sensation d’incompétence, de manque de ressources pour travailler dans un contexte multiculturel. Dans mes études on ne prenait pas en compte l’importance de la spiritualité dans un processus de guérison, dans un traitement, j’étais très cartésienne. Pour moi, on peut prier mais en silence et c’est intime sauf en groupe à l’Eglise, je viens d’un pays catholique. On ne prie pas à voix haute en regardant le plafond dans un lieu comme celui-là. Je pense que la spiritualité était importante pour cette famille, comme un élément quotidien qui fait partie de la vie, il n’y a pas de séparation avec les esprits. »
Analyse du cas
- Narratrice
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- Femme
- Résidente en France depuis 7 ans
- Origine argentine
- 34 ans
- Mariée
- Psychologue clinicienne
- Agnostique – cartésienne
En tant que psychologue et neuropsychologue dans une clinique, j’accompagnais les personnes qui venaient de recevoir un diagnostic défavorable dans le processus d’admission (à l’hôpital) et je faisais un accompagnement psychologique pendant la période d’hospitalisation si les médecins détectaient des symptômes. Ensuite je les orientais si besoin vers des « psys » en ville. En tant que neuropsychologue, si les patients avaient des signes de déficit neuropsychologique j’étais censée faire des bilans neuropsychologiques.
- Autres personnes
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Le patient :
- Homme
- Origine mongole
- Entre 65 et 70 ans
- Ancien chaman
- En France depuis environ 5 ans
La famille :
- Fils du patient
- Belle-fille du patient
- Qu'est-ce qui les rapproche ?
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- Statut : Immigré.e.s en France
- Fonction : Les deux protagonistes ont un rôle lié au soin.
- Qu'est-ce qui les sépare ?
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- Position hiérarchique : Psychologue/soignante VS patient/malade
- Origine : Argentine VS Mongolie
- Âge : 34 ans VS 65-70 ans
- Sexe : Femme VS homme
- Rapport à la santé et aux traitements : Psychologie (approche cartésienne du corps et de l’esprit fondée sur les contenus théoriques) VS Chamanisme (santé en union avec un environnement spirituel)
- Contexte physique
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L’incident se déroule dans le couloir d’une clinique privée dans la banlieue sud de Paris, peu après l’évaluation du patient en question par la narratrice. La clinique compte environ 120 lits pour des soins de suite. La clinique accueille également beaucoup de personnes âgées, isolées et non autonomes.
La population hospitalisée est très hétérogène. Certaines personnes viennent de la banlieue sud (proche de l’établissement), tandis que d’autres sont orientées par des hôpitaux où elles ont été opérées, venant parfois d’assez loin par manque de lits.
- Contexte social, psychologique
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La narratrice vient d’avoir la validation en France de son diplôme de psychologue, après un parcours d’étude psychanalytique puis neuroscientifique. C’est son premier poste en France, mais elle exerçait déjà en Argentine. Elle est dans un processus d’appropriation de pratiques professionnelles spécifiques au milieu médical français. Elle apprend également le vocabulaire spécifique au nouveau contexte. Elle a donc globalement un niveau de stress et de fatigue plus élevé qu’en Argentine.
L’homme était le chaman de sa communauté. Dans une communauté mongole, le chaman est en lien avec les esprits. Il est une « interface » entre les esprits et les gens dans les soins.
Attention, il existe de nombreuses variétés de chamanismes (descendant du Bouddhisme, Taoïsme…) – ce que l’on retient pour cet incident est que l’homme a un rôle clé dans la prise en charge de la maladie.
- Réaction au choc / Sentiments vécus
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La narratrice s’est sentie :
Frustrée : « J’ai ressenti de la frustration car avec les connaissances que j’avais j’étais inefficace »
Impuissante et limitée : « Une sensation d’incompétence, de manque de ressources pour travailler dans un contexte multiculturel » ; « je me suis sentie très enfermée, je me suis rendue compte que mes connaissances en psychologie étaient assez précaires »
Exploration du cadre de référence de la narratrice
- Rendez-vous d'évaluation d'un nouveau patient
- L’homme parle tout seul
- Explications de la famille sur le chamanisme
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PROFESSIONNALISME – efficacité - BIENVEILLANCE
La narratrice explique accorder beaucoup d’importance à :
- Ses compétences : elle est en train de faire ses preuves dans un nouveau contexte
- Son efficacité professionnelle : le travail en clinique implique des évaluations rapides pour que les médecins puissent déterminer la prise en charge la plus adaptée dans des délais assez courts.
Il ne s’agit pas d’une prise en charge pour un suivi psychologique (dont elle a l’expérience) mais d’une évaluation pour permettre à d’autres professionnels de santé de déterminer la poursuite des traitements.
Se rendre compte qu’elle avait trop vite catégorisé l’attitude du monsieur comme une maladie mentale a heurté cette valeur de professionnalisme chez elle : « Je me suis rendue compte que mes connaissances en psychologie étaient assez précaires, une sensation d’incompétence, de manque de ressources pour travailler dans un contexte multiculturel ».
De plus, la narratrice paraît rechercher le bien-être de l’homme avant tout et souhaite pouvoir le soigner correctement. Pour elle, il est important de répondre avec bienveillance aux besoins de celui-ci.
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Santé - cartésianisme
Selon le cadre de référence de la psychologue, « la connexion ou déconnexion avec la réalité » est un repère très important pour penser la santé et la maladie mentale. Pour elle, « une personne âgée qui parle seule en regardant le plafond sera associée à une personne en proie à des troubles psychiques… j’ai pensé au côté psychotique, avec une sorte de perte de la réalité et une production délirante ». Ainsi, découvrir après coup que l’attitude du patient (forme de transe) était liée à la spiritualité est venu questionner son approche de la psychologie, ancrée dans des conceptions occidentales : « Dans mes études on ne prenait pas en compte l’importance de la spiritualité dans un processus de guérison, dans un traitement ».
Dans le domaine de la santé (cadre médical ou psychologique), la plupart des professionnel.le.s adoptent un principe cartésien, avec une conception plutôt occidentale centrée sur les manifestations du corps ou de la psyché. La dimension spirituelle et/ou holistique, tout comme l’ethno-médecine, ne sont pas (ou très peu) évoqués dans les cursus. Ainsi, dans la dimension cartésienne, corps et esprit sont séparés. Cette séparation est basée sur une approche scientifique et vérifiable, où l’esprit ne ferait pas partie de l’objet d’étude.
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Croyances - Intimité
La narratrice interprète la prière à haute voix de l’homme comme une psychose. Elle n’imagine pas que cela puisse être dû à une croyance particulière. De plus, elle considère que les manifestations de croyances relèvent du domaine de l’intime : « pour moi, on peut prier mais en silence et c’est intime sauf en groupe à l’Eglise, je viens d’un pays catholique ».
Conclusion - Marge de négociation
Valeurs
Valeur en conflit 1
Professionnalisme – Compétences – Efficacité
Valeur en conflit 2
Santé – Bienveillance – Intimité
Explications
Valeur en conflit 1
La professionnelle a été formée à exercer un métier de la santé selon une conception occidentale. Sa pratique est guidée par une conception cartésienne de la santé.
Valeur en conflit 2
En ayant peu de temps pour faire son évaluation, et face à l’échec de rentrer en contact avec le patient elle est prête à faire un diagnostique de Psychose, selon les schémas classiques de la médecine. Mais en rencontrant la famille, et à la lumière de leurs explications, elle se sent démunie et a l’impression de ne pas avoir été bienveillante envers son patient.
Marge de négociation
Ici, nous pensons qu’il n’est pas nécessaire de faire le cadre de référence de la personne représentant l’altérité car il s’agit (en grande partie) d’un conflit interne dans le cadre de référence de la narratrice.
La professionnelle se trouve confrontée aux limites de ses connaissances scientifiques sur lesquelles elle base sa pratique thérapeutique. Cette rencontre interculturelle l’amènera à repenser sa posture professionnelle.
Sa volonté de comprendre en questionnant l’environnement familial est le premier levier de clarification de ce qu’elle a observé. Cette étape lui a permis d’accéder à ce qui d’emblée lui a semblé incompréhensible « J’ai demandé s’il avait vu ce comportement de la part de son père ».
Dans cet incident la narratrice nous dit « J’étais prête à faire un premier retour au médecin mais c’était très tôt pour le diagnostic ». Par cette phrase, elle nous montre son élan pour rapporter ses premières conclusions au médecin, à savoir, un cas de psychose. Celles-ci découlent simplement du fait de ne pas avoir pu prendre contact avec le patient car celui-ci était « ailleurs ». Cette déconnexion est souvent associée à des troubles psychiques grave. La narratrice ne semble pas satisfaite de sa propre intervention et, face au doute, elle interrompt son élan quand elle rencontre deux personnes asiatiques dans la salle d’attente.
La narratrice, en suivant son intuition et sa curiosité, franchit ce premier obstacle en osant demander si les personnes asiatiques dans la salle d’attente connaissent le patient. Dans une démarche interculturelle, parmi les obstacles difficiles à dépasser, nous trouvons la peur ou la menace identitaire professionnelle, se manifestant par le fait de ne pas obtenir une réponse rapide dans un domaine supposé maitrisé (expertise). En faisant ce premier pas, la narratrice montre, même inconsciemment, une démarche de reconnaitre que le patient a sa propre identité et souhaite avoir plus d’information avant de se prononcer.
Selon la psychiatre S. Bonnel, « Il est important de libérer la parole et de parler de la représentation des croyances, en posant des questions ouvertes qui permettent une réponse. Il faut avoir conscience que la relation ressemble à une cohabitation qui repose sur le tact et le respect, la curiosité et le désir de comprendre * ».