Le prénom

« Je suis stagiaire assistante de service social au sein d’une association. J’accueille une personne qui m’explique qu’elle a du mal à obtenir un titre de séjour et pouvoir prétendre à des droits… des allocations. Je lui demande sa pièce d’identité que Madame me présente et je me rends compte que son prénom est Hitler. Surprise, je relis à plusieurs reprises le document. J’exprime ma surprise auprès de la personne, lui expliquant qu’il doit y avoir une erreur et poursuivant ma lecture, je me rends compte que mon interlocutrice est originaire du Pérou. En gros, la personne qui s’avance vers moi, est une femme venant d’Amérique latine, qui est en France depuis à peu près 10 ans et qui s’appelle Hitler. La personne m’explique qu’il s’agit bien de son prénom. Ses parents l’ont appelée ainsi parce qu’ils adorent le personnage. Elle précisera devant ma manifestation d’incompréhension que ses parents sont nazis. Je me dis que ce n’est pas possible, donc je lui réponds texto : ce n’est pas possible. J’essaye d’exposer la contradiction de ce que j’observe en m’en excusant : des personnes originaires d’Amérique latine qui soutiennent l’idéologie de la race aryenne comme un non-sens. Ce sur quoi la personne me précise qu’il y a énormément de nostalgiques nazis en Amérique du Sud. Cette précision génère une grande surprise chez moi et je lui dis : « mais Hitler, ce n’est même pas un prénom ! ». La personne le reconnaît, elle précise qu’elle a eu honte de son prénom en apprenant qui était Hitler, mais que vivant en France, elle ne l’utilise jamais, c’est donc un prénom qu’elle n’utilise pas. À partir de ce moment je me dis que je ne suis plus dans une démarche de travailleuse sociale. Je suis choquée, je suis juive d’origine, ma mère est Ashkénaze, donc même si je ne pratique pas de religion, pour moi, c’est un choc à double niveau : une femme qui porte un prénom qui n’est pas un prénom et un prénom nazi alors qu’elle vient d’Amérique latine…et moi d’origine Ashkénaze…C’est plus un iceberg, c’est l’Everest ! Je me dis que c’est une blague. J’ai ensuite fait intervenir un collègue qui parle l’espagnol pour m’aider afin d’éclaircir cette situation, c’est comme si quelque chose n’allait pas ou que c’était une blague qu’on me faisait alors que la personne parle le français, mais pour enlever le doute de quelque chose qui aurait été loupé.  Le collègue me confirme les propos de la personne, le fait qu’elle soit bien désolée des atrocités commises en France et en Europe durant la 2nde guerre mondiale. Ma réaction fut de lui dire qu’il fallait qu’elle change de prénom en profitant de sa demande de titre de séjour. Or la personne s’y refuse arguant qu’elle voulait juste un titre de séjour et qu’elle ne veut pas changer de prénom. Elle précise qu’elle est née comme cela, qu’elle a toujours porté ce prénom et qu’elle « s’en fout ».

Malgré ma frustration et presque de la colère devant sa volonté de maintenir son nom, je me rends compte que je vais trop loin parce que c’est son prénom après tout… même si c’est abominable, c’est son prénom. De plus, la personne m’explique que dans son pays, elle ne peut demander le changement de son prénom, que la démarche doit être effectuée par les parents par conséquent, elle ne peut pas changer son prénom. J’insiste en arguant le fait que la préfecture ne donnera pas un titre de séjour marqué Hitler. Elle s’en étonne et demande les raisons de cette impossibilité. Et en fait, je me rendais compte qu’à titre personnel, je ne peux pas concevoir que quelqu’un puisse s’appeler Hitler. Mais cela ne va pas effacer pour autant (et ce que mon collègue m’a dit) que ses parents restent des nazis et probablement, ils auraient pu l’appeler, Mussolini, Adolf… Je lui dis que c’est vrai, que cela ne va rien réparer, cela ne va rien arranger, ses parents ne changeront pas d’opinion… Elle de toute évidence, elle porte ce poids et elle n’est pas du tout nazie mais cela ne l’affecte pas plus que cela mais moi oui… ! Et donc je me suis demandée si je pourrais continuer l’accompagnement de la personne… cela va être compliqué pour moi… donc voilà, mon collègue a continué l’accompagnement ».

Analyse du cas

Narratrice
  • Femme
  • Française
  • Origine juive “ma mère est Ashkénaze, … même si je ne pratique pas de religion”.
  • Stagiaire en formation d’assistante de service social dans une association
Autres personnes

Femme usagère :

  • Prénommée Hitler
  • Originaire d’Amérique latine
  • Vit en France depuis 10 ans
  • Demandeuse d’un titre de séjour

Collègue de la narratrice :

  • Un professionnel de l’association parlant espagnol
Qu'est-ce qui les rapproche ?
  • Genre : Femmes
  • Langue : Français
Qu'est-ce qui les sépare ?
  • Origine : France VS Pérou
  • Statut : Stagiaire en formation d’assistante de service social VS Personne en demande d’un titre de séjour
  • Position hiérarchique : Accompagnante VS Accompagnée
Contexte physique

La situation se déroule dans un bureau d’une association accueillant beaucoup de personnes ayant eu un parcours migratoire. Sont présentes la narratrice, l’usagère et un professionnel hispanophone.

Contexte social, psychologique

Historiquement, le nazisme, a, durant la 2nde guerre Mondiale, mis en place un système génocidaire visant la « solution finale » par éradication de certaines populations dont la population juive dont est issue la narratrice.

Le prénom Adolf ainsi que le nom de famille Hitler ont été entachés par cet épisode traumatique et ont pratiquement disparu en Europe suite à ces évènements. En France, attribuer le nom d’un personnage ayant pris part au système de la solution finale est juridiquement contestable et peut donner lieu à des poursuites en lien avec l’apologie de crime contre l’humanité.

Nombre de protagonistes nazis ont fui l’Allemagne au moment de la fin de la 2ème Guerre Mondiale et sont allés s’installer en Amérique Latine.

L’usagère en est à sa deuxième demande d’un titre de séjour français. Elle a choisi un autre prénom, et n’accorde donc plus trop d’importance à son prénom Hitler.

Réaction au choc / Sentiments vécus
  • Sidération, surprise : « Surprise, je relis à plusieurs reprises le document. […] Je me dis que ce n’est pas possible, donc je lui réponds texto : ce n’est pas possible »
  • Frustration, colère : « Malgré ma frustration et presque de la colère devant sa volonté de maintenir son nom, je me rends compte que je vais trop loin »
  • Doute : « Donc je me suis demandée si je pourrais continuer l’accompagnement de la personne… cela va être compliqué pour moi… » (…) « je me sens dubitative » 

Exploration du cadre de référence de la narratrice

Partie haute de l'iceberg
  • rendez-vous administratif
  • Prénom Hitler
  • Demande de titre de séjour
  • Sollicitation d'un collègue hispanophone
Partie basse de l'iceberg
  • Devoir de mémoire - Identité - Responsabilité

     

    La narratrice, d’origine Ashkénaze, ne conçoit pas que des personnes puissent soutenir cette idéologie nazie au point de la transmettre à un enfant en lui donnant un prénom aussi évocateur alors que l’on connaît les atrocités commises« Je commence à donner des explications relatives aux millions de morts et qu’une personne ne peut pas s’appeler Hitler. ». Cela touche alors la valeur de respect par rapport à la souffrance infligée à ces millions de personnes. D’ailleurs, l’incident est d’autant plus heurtant pour elle du fait de son appartenance à un groupe ayant subi la Shoah par le passé, sa mère étant juive Ashkénaze. Si la femme que la narratrice accompagne n’a pas eu le choix de son prénom, celle-ci explique ne pas ressentir le besoin de le changer. La narratrice peut voir en cela un choix conscientisé de diffuser des caractéristiques nazies alors qu’elle a la possibilité de ne pas le faire « Malgré ma frustration et presque de la colère devant sa volonté de maintenir son nom, […] ». Le choix des parents d’appeler leur enfant ainsi que le choix de la fille de ne pas changer de prénom impactent les valeurs de respect du devoir de mémoire et de responsabilité morale de la narratrice.

  • Professionnalisme - Déontologie

     

    En insistant sur le changement de prénom de la jeune femme, la narratrice se rend compte qu’elle va peut-être trop loin et qu’elle n’est plus capable de réaliser son travail correctement. Dans cette rencontre, la future professionnelle se trouve confrontée à ses propres limites pour maintenir le principe de non-discrimination, notamment au regard du choc que le prénom peut générer chez elle. Son comportement en est perturbé : « Malgré ma frustration et presque ma colère devant sa volonté de maintenir son nom, je me rends compte que je vais trop loin parce que c’est son prénom après tout… même si c’est abominable, c’est son prénom. ». La stagiaire respecte ainsi le Code de Déontologie de l’Association Nationale des Assistants de Service Social qui promeut « la non-discrimination : Dans ses activités, l’Assistant de Service Social met sa fonction à la disposition des personnes, quels que soient leur race, leur couleur, leur sexe, leur situation, leur nationalité, leur religion, leur opinion politique et quels que soient les sentiments que ces personnes lui inspirent ».

    Reconnaissant sa propre limite dans le cadre de sa fonction, elle fait intervenir son collègue pour prendre le relais.

  • Droits de l'homme - égalité

     

    Pour la narratrice, le fait que des personnes puissent encore soutenir l’idéologie nazie n’est pas concevable « La personne m’explique qu’il s’agit bien de son prénom. Ses parents l’ont appelée ainsi parce qu’ils adorent le personnage. Elle précisera devant ma manifestation d’incompréhension que ses parents sont nazis. Je me dis que ce n’est pas possible, donc je lui réponds texto : ce n’est pas possible. J’essaye d’exposer la contradiction de ce que j’observe en m’en excusant : des personnes originaires d’Amérique latine qui soutiennent l’idéologie de la race aryenne comme un non-sens ». Cette contradiction vient heurter chez elle les valeurs fondamentales de respect de la vie humaine et d’égalité. Les idéologies qui hiérarchisent l’humanité et qui justifient le meurtre de millions de personnes par la supériorité d’une « race » sur une autre ne peuvent être selon elle encore soutenues aujourd’hui.

  • COHÉRENCE

     

    Dans cet incident, il y a plusieurs éléments que la narratrice trouve invraisemblables et incohérents :

    • Le fait que Hitler ne soit pas un prénom mais un nom de famille
    • Le fait que Hitler soit un nom associé à un personnage masculin alors que l’usagère est une femme
    • L’incohérence selon elle de cette idéologie venant de personnes d’Amérique Latine
    •  Le fait que l’usagère utilise quotidiennement un prénom autre que Hitler mais ne souhaite pas le changer officiellement

    Elle n’arrive pas à concevoir que la situation qu’elle est en train de vivre puisse être réelle et puisse lui arriver à elle« Pour moi, c’est un choc à double niveau : une femme qui porte un prénom qui n’est pas un prénom et un prénom nazi alors qu’elle vient d’Amérique latine…et moi d’origine Ashkénaze…C’est plus un iceberg, c’est l’Everest ! Je me dis que c’est une blague ».

    Ici, « cohérence » n’est pas une valeur chez la narratrice mais nous permet d’expliquer le cumul de chocs dans cet incident, où pour elle rien ne fait vraiment sens. 

Exploration du cadre de référence de la personne représentant l'altérité

Partie haute de l'iceberg
  • Rendez-vous administratif
  • Demande de titre de séjour
  • Prénom Hitler
  • Discussions autour de son prénom
Partie basse de l'iceberg
  • RESPECT – IDENTITÉ – LIBERTé – Pragmatisme – Autonomie - Idéologie ?

     

    Hypothèse 1 – Identité/Liberté : Il est possible que pour la femme, le prénom Hitler fasse partie d’une certaine façon de sa personne et de son identité. Peut-être qu’elle souhaite garder son prénom sur ses papiers d’identité comme marque de ses origines et semble considérer que c’est un sujet qui la regarde elle et qu’elle n’a pas à se justifier devant d’autres personnes. De plus, son prénom d’origine ne l’a pas empêchée de choisir librement un autre dénominatif en France, ce qui explique en partie le fait qu’elle ne ressente pas le besoin de changer de prénom puisque personne ne l’appelle Hitler dans ce pays. De plus, la jeune femme semble irritée par l’insistance de la narratrice ce qui peut amplifier sa volonté de ne pas changer son prénom officiel.

    Hypothèse 2 – Pragmatisme : D’après la jeune femme, selon la loi péruvienne, il est impossible de changer de prénom sans l’accord des parents. Dans la mesure où ceux-ci n’accepteraient probablement pas le changement de prénom, il est possible qu’elle y voie une impasse et ne souhaite pas s’éterniser sur le sujet.

    Hypothèse 3 – Respect : On peut imaginer que pour la jeune femme, garder ce prénom est une manière de ne pas aller à l’encontre du choix de ses parents et de le respecter.

    Hypothèse 4 – Détachement : Peut-être que l’usagère n’est pas intéressée par cette question du prénom. Pour elle, ce qui est écrit sur ses papiers n’est probablement pas un déterminant de son identité, et ne semble pas la gêner. Elle souhaite avancer dans ses démarches sans revenir sur cette question.

    Hypothèse 5 – Idéologie nazie : La jeune femme explique avoir besoin au plus vite de papiers de façon à pouvoir stabiliser sa vie. Même si c’est peu probable, il est possible qu’elle adhère à l’idéologie nazie, mais qu’elle essaye de rassurer la narratrice, en allant dans son sens, de façon à faciliter la procédure sans pour autant perdre son prénom ou renier ses croyances.

Conclusion - Marge de négociation

Valeur

Identité

Explications

Narratrice

Pour la narratrice, donner un prénom évocateur de crimes contre l’humanité et refuser de le changer est irrespectueux envers les personnes impactées de près ou de loin par les horreurs du régime nazi et envers l’humanité elle-même.

Personne représentant l'altérité

La jeune femme semble ressentir l’insistance de la narratrice quant à un changement de prénom comme un manque de respect à l’égard de son identité et de sa liberté de choix.

Marge de négociation

L’identité d’une personne est une mosaïque complexe. Amine Maalouf, dans la partie introductive de son ouvrage « Les identités meurtrières », nous alerte au sujet de la tendance que nous avons à réduire la personne que nous rencontrons à une seule identité, à ne la percevoir qu’au travers de ce qu’elle donne à voir selon le prisme de nos propres représentations sociales. Cette tendance limite notre capacité à pouvoir rencontrer cet autre qui n’est pas nous. « L’identité n’est pas donnée une fois pour toutes à la naissance, elle se construit et se transforme tout au long de l’existence » (A. Maalouf).

Ici, la narratrice a des difficultés à dissocier sa perception du prénom Hitler à la réalité de la situation de la jeune femme. Elle prend néanmoins conscience de son incapacité à traiter la situation, et décide de faire appel à un collègue de manière à préserver l’accompagnement de la jeune femme.

L’identité est dynamique et multiple. Elle a, comme tout dans notre système, une fonction vitale pour notre survie: l’adaptation. Plus notre identité est plastique et malléable, et plus de capacité adaptative elle aura.

Dans cet incident, Hitler (l’usagère) semble avoir développé une identité qui reste flexible et ne souffre pas des « incohérences » relevées par son interlocutrice. Elle semble réaffirmer son identité, qui ne semble pas être un problème pour elle mais plutôt pour les autres.

Du côté de la narratrice, ce choc semble renforcer son identité culturelle et atteindre une limite marquée par l’histoire. Ayant atteint une zone sensible qui met en péril son identité, et face à la grande menace que cela représente, elle préfère se retirer de l’accompagnement en proposant le suivi par un collègue qui semble moins affecté.

Lorsqu’une situation heurte de manière trop importante des valeurs considérées comme fondamentales, il devient alors très compliqué de travailler de façon professionnelle sans risquer de se retrouver en situation de vulnérabilité. Cela est d’autant plus vrai dans ce cas puisque la narratrice est encore étudiante et n’est donc pas expérimentée. Ici, la narratrice a pris conscience de ses propres limites et de la façon dont elles pouvaient impacter la personne qu’elle accompagnait. Dans ce genre de situation où l’on est dépassé.e, les collègues peuvent constituer une ressource et un soutien utile.