Ma maison en Roumanie

La situation s’est déroulée avec un roumain que j’accompagnais en tant qu’art-thérapeute. Il habitait dans un container transformé en logement d’urgence. Là où il était avant, c’était difficile, mais ce logement-là était très convenable. Pour que des personnes puissent accéder à ce type de logement, il faut que des occupants partent. Lui, il gagnait très bien sa vie, il travaillait, et n’aurait pas dû être encore là. Mais une loi explique que si une personne est dans un logement d’urgence comme celui-ci, on ne peut pas le mettre dehors tant qu’il n’a pas trouvé autre chose (loi Daho 2007). Il y a aussi des règles pour les départs mais personne ne les respecte. Lui, il fait tout pour rester dans ce logement parce que son but est de construire une maison en Roumanie. Dans sa famille c’est normal parce que si on ne fait pas construire de maison, on laisse mourir son père malheureux car il n’a pas pu voir notre réussite. Ses parents sont âgés et sa mère est malade. S’il est parti à l’étranger en laissant ses parents seuls c’est parce qu’il avait cet objectif de construire une maison. Il s’agit peut-être de responsabilité envers les parents. La maison doit avoir un jardin et c’est comme chez Ikea, personne ne la touche, ils vivent dans le jardin, dorment en bas, mais ne vont jamais aux étages : c’est juste pour montrer qu’on a réussi. C’est important d’appartenir à un groupe, d’être reconnu et la seule façon d’appartenir au groupe des roumains et non des tziganes c’est de faire construire une maison. Du coup, il continuait à vivre dans un logement à 50 euros par mois et prenait la place de quelqu’un alors qu’il travaillait dans le carrelage et gagnait 2800 euros par mois. Comme on était amies avec l’assistante sociale, on a parlé de cette histoire comme quoi, lui, seul, gagnait 3 ou 4 fois plus que nous deux et que nous deux on payait plus en loyer, donc que ce n’était pas normal. Elle m’a dit que j’avais un très bon rapport avec lui et m’a demandé si elle pouvait faire l’entretien avec moi, comme ça il se sentirait plus interpellé puisque je suis moi aussi d’une autre culture. Je l’ai fait, j’ai essayé de faire appel à sa solidarité, mais il continuait avec son histoire de maison. Il nous a dit qu’on n’avait pas de preuves qu’il avait un CDI etc… Je me suis dit que peut-être que s’il rencontrait des gens il allait se rendre compte. Je lui ai proposé de venir avec moi comme je faisais une maraude le soir. Je lui ai dit « mais quand tu es arrivé ici tu étais dans la rue et tu as été content d’avoir un logement donc il faut penser aux autres ». Moi je l’ai accueilli mais maintenant je passe à ceux qui sont sous les ponts et lui avec sa culture, il refuse de partir parce qu’il n’a pas encore obtenu ses objectifs avec la maison en Roumanie. Je lui ai dit « mais tu n’as pas envie d’habiter ici dans un appartement à 400 euros, d’avoir ton propre logement ? » et il m’a dit « non parce que je veux finir mon projet de construire ma maison en Roumanie ». Je lui ai dit de regarder les migrants sous les ponts et je lui ai demandé si ça ne lui faisait pas mal. Et là j’ai vu le côté raciste, il m’a dit « non mais ceux-là c’est des syriens, eux des arabes, les autres des albanais » et je lui ai dit et « tu sais ce que pensent les français des roumains ? Que vous êtes tous des voleurs ! Et tous les roumains ne sont pas comme ça, donc c’est la même chose pour les autres, ils ne sont pas tous comme ça. » J’ai essayé de lui faire comprendre les choses. J’étais en colère, j’ai essayé de lui expliquer, de lui montrer, de l’amener sous les ponts pour qu’il voit comment vivent d’autres personnes. Il aurait pu se dire : « bon, c’est vrai, je suis en train de construire une maison en Roumanie donc je pourrai laisser ce logement à ceux qui dorment sous les ponts, comme moi j’ai été sous les ponts ». Mais ce n’est pas ce qu’il s’est dit.

Analyse du cas

Narratrice
  • Femme
  • Origine chilienne
  • Environ 50 ans
  • Art thérapeute
Autre personne
  • Homme
  • Origine roumaine
  • Environ 45 ans
Qu'est ce qui les rapproche?
  • Age : 45/50 ans
  • Expérience migratoire
  • Aimer les activités manuelles
Qu'est ce qui les sépare ?
  • Origine : Chili VS Roumanie
  • Position hiérarchique : Art-thérapeute accompagnante VS Personne accompagnée
  • Genre : Femme VS Homme
Contexte physique

La narratrice accompagne l’assistance sociale dans un échange avec le monsieur. Les événements se déroulent dans le bureau de l’assistante sociale, puis dehors lors d’une maraude.

Contexte social, psychologique

La narratrice et l’assistante sociale sont amies et discutent souvent des personnes accompagnées ensemble.

La narratrice entretient aussi de bonnes relations avec le monsieur accompagné. Elle souligne qu’ils.elles ont tous deux une origine étrangère : « Elle m’a dit que j’avais un très bon rapport avec lui et m’a demandé si elle pouvait faire l’entretien avec moi, comme ça il se sentirait plus interpellé puisque je suis moi aussi d’une autre culture. »

A son arrivée en France, il habitait sous un pont au sein d’un campement avec d’autres migrant.e.s. Aujourd’hui, il vit dans un logement d’urgence. Il travaille dans le domaine du BTP (carrelage).

Dans la logique de l’accompagnement, le monsieur pourrait quitter le logement, étant donné le salaire qu’il perçoit (salaire qui serait « supérieur à celui des accompagnantes réunies »). Il laisserait ainsi la place à une personne ayant besoin d’être hébergée.

Réactions au choc/sentiments vécus

La narratrice exprime ressentir :

La colère : « J’étais en colère, j’ai essayé de lui expliquer, de lui montrer, de l’amener sous les ponts pour qu’il voit comment vivent d’autres personnes »

Frustration, déception :  » Mais ce n’est pas ce qu’il s’est dit » 

Choc : « Et là j’ai vu le côté raciste, il m’a dit « non mais ceux-là c’est des syriens, eux des arabes, les autres des albanais »

 

Exploration du cadre de référence du ou de la narratrice

Partie haute de l'iceberg
  • Incitation à quitter le logement d'urgence
  • Accompagnement en art-thérapie
  • Maraude
  • Maison en Roumanie
Partie basse de l'iceberg
  • Solidarité - Altruisme - Empathie

     

    Pour la narratrice, il est important de se montrer solidaire envers ceux qui sont dans des situations moins favorables que la nôtre. En refusant de céder sa place et en tenant certains propos sur les migrants, l’homme qu’elle accompagne vient heurter chez elle ses valeurs. Elle nous dit effectivement : « Il aurait pu se dire « bon c’est vrai je suis en train de construire une maison en Roumanie, donc je pourrai laisser ce logement à ceux qui dorment sous les ponts, comme moi j’ai été sous les ponts ». Mais ce n’est pas ce qu’il se dit. ». 

    La valeur de solidarité de la narratrice n’est apparemment pas partagée par l’usager et ceci la surprend. Elle essaye donc par la suite de le sensibiliser autrement en le confrontant à la misère (via la maraude) pour faire appel à son empathie.

    La narratrice soutient des valeurs fortes de solidarité de par son engagement dans le social ainsi que dans le sens qu’elle donne à ses actions. Elle s’engage auprès de l’assistante sociale pour convaincre l’usager de quitter le logement pour quelqu’un dans le besoin. L’usager ne se trouve plus dans une situation d’urgence ou de précarité et pourrait quitter le dispositif pour laisser sa place (solidairement) à quelqu’un d’autre.

  • Justice - Accès au droit

     

    En refusant aux autres ce à quoi l’homme a eu droit, la narratrice est bouleversée dans ses valeurs de justice : « Je lui ai dit : « mais quand tu es arrivé ici, tu étais dans la rue et tu as été content d’avoir un logement, donc il faut penser aux autres (…) Moi je l’ai accueilli mais maintenant je pense à ceux qui sont sous les ponts et lui avec sa culture il refuse de partir parce qu’il n’a pas encore obtenu ses objectifs avec la maison en Roumanie. »

    Ce comportement de l’homme va à l’encontre, aux yeux de la narratrice, du bon fonctionnement des dispositifs d’insertion. La narratrice explique à l’usager le fonctionnement associatif, dans lequel sortir les personnes de leurs situations d’urgence pour pouvoir les accueillir dans des conditions plus dignes, assurer leur sécurité, leur intégrité et leur autonomie est primordial.

    Elle essaye de faire comprendre à l’homme l’impact que sa compréhension et sa collaboration auraient à un niveau systémique. Pour que des nouvelles personnes puissent sortir de la situation d’urgence il faudrait que celles qui retrouvent une certaine stabilité puissent laisser leur place.

    Pour la narratrice, l’homme devrait au contraire se montrer respectueux envers les autres migrant.e.s et faire en sorte que chaque personne ait le droit aux mêmes aides que lui afin que cela soit juste et équitable pour tout le monde.

Exploration du cadre de référence de la personne représentant l'altérité

Partie haute de l'iceberg
  • Maison en Roumanie
  • Art-thérapie
  • Maraude
  • Refus de quitter le logement
Partie basse de l'iceberg
  • Appartenance - respect

     

    Hypothèse 1 – Famille, responsabilité et fierté : Pour le monsieur, construire sa maison en Roumanie serait une fierté familiale : « Dans sa famille, c’est normal parce que si on ne fait pas construire sa maison, on laisse mourir son père malheureux car il n’a pas pu voir cette maison et donc notre réussite. Ses parents sont âgés et sa mère est malade (…) Il y avait peut-être une valeur de responsabilité envers les parents ». Pour lui, il est possible que la responsabilité familiale soit au cœur de ses choix.

    Hypothèse 2 – Réussite et statut social :  La construction de la maison symboliserait une réussite économique, un changement de classe sociale, et permettrait d’affirmer sa distinction vis-à-vis du groupe des tziganes.

    Hypothèse 3 – Appartenance au groupe :  La construction de cette maison irait au-delà d’une simple fierté et signifierait une réelle acceptation du groupe. Selon la narratrice : « C’est l’objectif des roumains, c’est important d’appartenir à un groupe, d’être reconnu et la seule façon d’appartenir au groupe des roumains et non des tziganes c’est de faire construire une maison. ».

    Hypothèse 4 – Sécurité et priorité : Le logement d’urgence dans lequel il vit serait un lieu sécurisant pour lui dans lequel il aurait déjà construit ses repères (amitiés, langue, travail…). Pour lui, ce logement est le sien, dans lequel il se sent chez lui. Le quitter signifierait perdre cet endroit rassurant mais aussi perdre les liens sociaux qu’il s’y était créés. Il est possible que l’homme ait peur de ne pas pouvoir atteindre ses objectifs après toutes les difficultés auxquelles il a fait face.

    Hypothèse 5 – Liberté de choix : L’homme met en avant sa volonté de construire une maison en Roumanie : « Lui il fait tout pour rester dans ce logement parce que son but est de construire une maison en Roumanie ». Par ce souhait, il exprime le désir de bénéficier d’un certain confort comme les autres roumains. En refusant d’abandonner ce rêve, il affirme sa liberté de choix et le désir qu’elle soit respectée.

    Hypothèse 6 – Efficacité : L’homme voudrait accomplir son projet de maison le plus rapidement possible et donc continuer à économiser un maximum d’argent lui permettant d’arriver à ses fins.

    Hypothèse 7 – LégitimitéPeut-être que l’homme ne voit pas chez la narratrice une figure d’accompagnement social qui serait en capacité de le conseiller sur son logement. En conséquence, les propos de la narratrice n’auraient pas une grande influence sur ses choix et comportements. De plus, l’homme a connu la précarité dans la rue, et se sent peut-être dans son droit de profiter du logement. Il pourrait estimer que la narratrice n’a pas vécu son parcours et n’aurait pas la légitimité de juger ses choix et de l’inciter à partir.

Conclusion - Marge de négociation

Valeur commune

Priorités

Explications

Narratrice

Pour la narratrice, la priorité est de permettre que les personnes à ses yeux les plus en besoin puissent bénéficier du logement d’urgence.

Personne représentant l'altérité

Pour l’homme, sa priorité est de mener à bien son projet de construction de la maison en Roumanie avant de quitter son logement.

Marge de négociation

Dans le domaine du travail social, l’argent est souvent assez mal vu. Une partie de l’explication se trouve peut-être dans le fait que, historiquement, prendre soin des autres a pendant longtemps été œuvre de charité, et que le secteur est encore très largement représenté au niveau du bénévolat. Cela fait finalement peu de temps, au regard de l’histoire de l’aide sociale, que ces professions sont rémunérées.

Nombreux.euses sont encore les professionnel.le.s à entretenir cette vision où l’on parle volontiers du travail social comme d’un secteur de « passion » ou de « vocation » avant tout, où l’argent n’aurait pas (ou très peu) sa place.  La responsabilité des professionnel.le.s du travail social de prendre en charge les « blessé.e.s » de la société peut avoir un impact sur leur mental et donc sur leurs actions. Le secteur étant sous tension, il y a une véritable urgence de la prise en charge. Cela fait que les travailleur.euses. sociaux.ales peuvent choisir (même inconsciemment) le niveau économique de leurs bénéficiaires comme critère déterminant pour la suite ou la fin de leur accompagnement.

Ces sujets étant souvent tabous, des mécompréhensions peuvent émerger et rester latentes jusqu’à biaiser les accompagnements. L’interculturel consiste peut-être alors en un travail d’explicitation de problèmes latents, dans la recherche d’un mode de gestion commun de différences évitant la discrimination et les non-dits. Les travailleur.euses sociaux.ales n’échappent pas à leurs propres constructions sociales et leurs propres représentations. Nous rencontrons souvent des réactions de choc du côté des professionnel.les lorsque les personnes accompagnées font des choix ou des dépenses liés à la consommation qu’iels n’approuvent pas. Ces dépenses sont vues comme non nécessaires et imprudentes sans chercher à comprendre ce qu’elles représentent pour les usager.ère.s. Dans cette situation, nous ne savons pas si la narratrice a réellement pu comprendre la signification de la maison en Roumanie. Enfin, si l’usager semble effectivement avoir un capital économique, cela n’indique pas que son intégration est « terminée » ou qu’il n’a plus besoin d’avoir accès à des accompagnements.

Les relations entre travailleurs sociaux et migrants n’est pas égalitaire. Les positions entre accompagnateur et accompagné sont dissymétriques au point de vue social, souvent juridique, linguistique… Cette relation dissymétrique est souvent niée, ou tue. Pourtant c’est une question essentielle. Notre façon de voir ou concevoir le travail social n’est pas toujours partagé par les bénéficiaires, qui peuvent avoir d’autres priorités, pris par d’autres préoccupations.

Cet incident critique met en lumière un autre aspect intéressant : le défi pour les travailleur.euse.s sociaux.ales de considérer les personnes accompagnées comme des sujets qui sont le fruit de plusieurs autres expériences et qui ne doivent pas être réduits à leurs situations actuelles – en tenant compte des relations de pouvoir qui existent dans cet échange.
Le fait d’avoir déjà vécu une situation d’urgence, et d’avoir eu l’occasion de la surmonter, peut laisser supposer que le monsieur serait certainement solidaire des personnes qui se trouvent dans la même situation que lui auparavant. Cependant, en tant que personne immergée dans ses propres complexités, la réaction de chacun dépend de nombreuses raisons contextuelles, auxquelles nous n’avons souvent pas accès. Cependant, comme nous ne saurons jamais vraiment ce qu’il se passe à l’intérieur de chacun.e d’entre nous, il est important que nous utilisions des incidents comme celui-ci pour faire un pas vers l’autre.

Aller à la rencontre de l’altérité pour entrevoir sa vision du monde est déjà une première étape dans la construction d’un dialogue – qui ne se termine pas nécessairement par l’adoption d’un système de valeur commun, mais par un processus infini de développement des compétences liées au dialogue interculturel.

Dans cet incident et quand nous sommes en posture professionnelle, nous essayons d’adopter et de pratiquer l’approche interculturelle. Ceci implique les pas que nous avons essayé d’illustrer dans cette analyse, à savoir la décentration, la découverte du cadre de référence de l’autre et la pratique de la négociation. La négociation ne doit pas mener le.a professionnel.le ou le.a bénéficiaire à accepter la proposition ou la vision de l’autre MAIS plutôt à la contempler, à la considérer pour pouvoir intégrer les deux identités en jeu.

On éviterait ainsi d’avoir une vision biaisée par nos propres ethnocentrismes, qui, finalement ne nous donnent pas accès à une réalité objective mais seulement à la notre.