Pudeur et cicatrices

« La situation se déroule dans un hôpital parisien, où je rends visite à un couple qui vient d’avoir un enfant. Je les connais depuis environ 6 mois car on a été mis en lien par l’association Singa pour que je les accompagne. Le père m’a informée de la naissance de l’enfant par sms, tout en me signalant que la maman était malade. Je me suis donc réjouie pour eux tout en m’inquiétant pour la santé de la mère. Un échange de sms a suivi afin d’en savoir davantage mais je ne suis pas parvenue à comprendre la situation, la gravité du problème (dû au niveau de français et d’anglais insuffisant par écrit pour comprendre). J’ai alors hésité sur l’attitude à adopter ne voulant pas être indifférente, ni trop indulgente, puisque je souhaitais préserver une situation de « bénévole/engagée » et « apprenant ».  Le père a finalement appelé mon compagnon pour qu’on vienne à l’hôpital pour les aider à comprendre la situation et pour avoir un avis sur les pratiques des médecins. J’y suis donc allée et j’ai été assez embarrassée lorsque l’homme a ôté le drap de sa femme pour me montrer ses cicatrices (dont celle de la césarienne), sans aucune gêne, alors même qu’il y avait habituellement une certaine pudeur entre nous. Je n’ai pas trop su comment me comporter, ni comment réagir. »

Analyse du cas

Note : cet incident critique a été analysé sans la présence de la narratrice mais au travers d'éléments tangibles du texte original.

Narratrice
  • Femme
  • Bénévole au sein d’une association de création de liens
  • Toulousaine
Autres personnes

Homme :

  • Bangladais
  • Entre 35 et 40 ans
  • Diplômé d’études supérieures
  • Situation professionnelle instable
  • Difficultés avec le Français

Femme :

  • Bangladaise
  • 25 ans
  • Diplômée d’études supérieures
  • A rejoint son mari à Paris alors qu’il était déjà installé depuis 2 – 3 ans
  • Situation professionnelle instable
  • Difficultés avec le Français
Qu'est-ce qui les sépare ?
  • Origine : Française VS Bangladaise
  • Genre : Femme VS Homme
  • Langue : Français fluide VS Apprenant
  • Position hiérarchique : Accompagnante VS Accompagné
Contexte physique

La situation se déroule dans la chambre d’hôpital d’une maternité parisienne. La femme est allongée sur le lit et son mari se tient à ses côtés. La narratrice rend visite au couple qui vient d’avoir un enfant.

 

Contexte social, psychologique

Il y a une relation de confiance entre la narratrice et les personnes qu’elle accompagne depuis 6 mois. Le couple vient d’avoir un bébé et séjourne à l’hôpital. La femme est atteinte d’une maladie ou d’un souci de santé dont la narratrice ignore la gravité. La narratrice est venue en appui pour les aider à mieux comprendre leur situation. La narratrice est hésitante car elle ne sait pas comment se comporter de façon adaptée dans ce contexte.

L’association auprès de laquelle la narratrice est engagée est spécialisée dans la création de lien et la rencontre, et n’a pas pour but de proposer des accompagnements professionnels, sanitaires, administratifs.

Réaction au choc / Sentiments vécus
  • Enthousiasme : Au début, la narratrice dit « je me suis réjouie pour eux (…) »
  • Inquiétude : « (…) tout en m’inquiétant« 
  • Hésitante/dubitative : La narratrice hésité sur l’attitude à adopter ne voulant pas être indifférente, ni trop indulgente, « puisque je souhaitais préserver une situation de « bénévole/engagée » et « apprenant »« 
  • Embarras, gêne : « J’ai été assez embarrassée lorsque l’homme a ôté le drap de sa femme pour me montrer ses cicatrices (dont celle de la césarienne), sans aucune gêne, alors même qu’il y avait habituellement une certaine pudeur entre nous »
  • Déroutée : « Je n’ai pas trop su comment me comporter, ni comment réagir »

Exploration du cadre de référence de la narratrice

Partie haute de l'iceberg
  • Visite à l'hôpital
  • Manque d’informations général sur l'état de santé de la femme
  • La femme vient d’accoucher
  • L’homme soulève le drap pour montrer les cicatrices de sa femme
Partie basse de l'iceberg
  • Pudeur - Intimité

     

    Pour la narratrice, le fait que l’homme ait soulevé le drap, dévoilant le corps de sa femme et sa cicatrice, a pu heurter chez elle des valeurs de pudeur et d’intimité : « j’ai été assez embarrassée lorsque l’homme a ôté le drap de sa femme pour me montrer ses cicatrices (dont celle de la césarienne), sans aucune gêne ». En effet, pour elle, le cadre de leur relation demanderait une certaine pudeur, qui ici n’est pas respectée pour la narratrice. Cela a pu créer un sentiment de gêne chez elle. Le corps de la femme et ses cicatrices auraient quelque chose d’intime (puisque situées sur le pubis) et ne devraient peut-être pas être dévoilés à des personnes en dehors de leur cercle privé.

  • Consentement - Autonomie - Egalité de Genre

     

    Le corps appartient à la femme mais ce n’est pas elle qui décide de montrer ses cicatrices. Etant en récupération d’une opération, la femme peut avoir moins de liberté de mouvement et l’acte de son mari pourrait lui avoir été imposé sans son consentement.

    Une valeur d’égalité de genre pourrait aussi être heurtée chez la narratrice car c’est le mari qui montre et expose le corps de sa femme. Ceci peut être perçu par la narratrice comme une attitude machiste et patriarcale.

  • Posture d'accompagnement - Engagement

     

    La narratrice semble hésiter quant au rôle qu’elle devrait adopter face au couple et à cette naissance. Pour autant, elle semble tout de même affirmer sa volonté de maintenir une certaine distance dans sa relation d’accompagnement  : « J’ai alors hésité sur l’attitude à adopter ne voulant pas être indifférente, ni trop indulgente, puisque je souhaitais préserver une situation de « bénévole/engagée » et « apprenant ».

    Le bénévolat dans le cadre du social relève surtout de la vocation. Dans le bénévolat, les limites entre l’engagement et l’amitié sont souvent incertaines. Les bénévoles ressentent alors de l’incertitude face à certaines situations, ne sachant pas si elles relèvent de leur rôle ou non. Cette incertitude peut générer de l’inquiétude et une perte de repère.

    Les bénévoles ainsi que les professionnel.le.s peuvent avoir du mal à se positionner en tant qu’accompagnateur.ice.s et hésitent sur la posture à adopter. Lorsque certaines limites semblent dépassées (comme ici le fait de montrer les cicatrices) nous hésitons parfois à nous exprimer par peur de heurter les sentiments des personnes accompagnées, qui pourraient se sentir rejetées.

Exploration du cadre de référence de la personne représentant l'altérité

Partie haute de l'iceberg
  • Séjour en maternité
  • Manque d'informations général
  • La femme vient d’accoucher
  • L’homme soulève le drap pour montrer les cicatrices de sa femme
Partie basse de l'iceberg
  • Santé - Confiance - Adaptation - Protection - Communication - Compréhension

     

    Hypothèse 1 – Santé et Hiérarchie des Priorités : Il semble que pour l’homme, les craintes et interrogations qu’il a vis-à-vis de la santé de sa femme soient assez importantes pour qu’elles soient partagées avec la narratrice. Il passerait donc avant toute précaution de pudeur par rapport au corps de sa femme : l’inquiétude qu’il a pour sa femme devient une priorité pour lui.

    Hypothèse 2Confiance : L’homme pourrait considérer l’accompagnatrice comme quelqu’un de proche avec qui le couple peut partager une certaine intimité. Dialoguer avec la bénévole  semble important pour lui, certainement parce que cela le rassure et le ramène à quelque chose de familier. Le fait qu’il décide de l’impliquer dans leur problématique est sans doute un geste de confiance envers elle. Aussi, il considère peut-être que cette situation relève du cadre de l’accompagnement de la narratrice. Il ne s’agit peut-être pas pour l’homme d’un geste impudique dans la mesure où le couple est suivi depuis 6 mois par la narratrice.

    Hypothèse 3 Adaptation au contexte médical : Dans le milieu hospitalier, le personnel soignant intervient de façon efficace auprès des patient.e.s pour effectuer les soins. Dans ce cadre, la pudeur n’a pas (ou très peu) sa place, et les questions morales sont secondaires face à la santé et les urgences. Il est possible que l’homme agisse de la même façon.

    Hypothèse 4 – Compréhension et communication : L’homme n’a pas toutes les explications concernant l’état de sa femme. C’est pourquoi il cherche plus d’explications et se réfère à la narratrice. Peut-être considère-t-il que le rôle de la narratrice est de les aider et se permet d’utiliser tous les moyens de communication (y compris montrer le corps de sa femme) qui pourraient l’aider à comprendre et résoudre la situation.

    Hypothèse 5 – Vives émotions  et protection : L’homme vient d’être papa. Il pense que quelque chose ne va pas au niveau de la santé de sa femme. Il n’arrive pas à communiquer de façon fluide avec le corps médical. Son inquiétude et son stress prennent donc le dessus sur la raison.

Conclusion - Marge de négociation

Valeurs

Compréhension

Explications

Narratrice

La narratrice se rend à l’hôpital dans le but d’aider le couple à mieux comprendre la situation.

Personne représentant l'altérité

L’homme essaie de comprendre les pratiques des médecins auprès de sa femme et utilise tous les moyens de communication à sa disposition pour avoir un avis sur la situation.

Marge de négociation

Ici, la narratrice se retrouve dans une situation floue et ne sait pas comment se positionner face à la demande et les attentes du couple.

Comment mettre les limites dans la relation ? Comment découvrir des zones sensibles chez soi (rapport au corps, intimité, …) ? Quelle est la posture à adopter, comment définir son rôle, ses limites et son champ d’action en tant qu’accompagnateur.ice ?

Les bénéficaires d’un accompagnement peuvent ne pas connaître le domaine de l’action sociale et pourraient avoir des attentes autres que celles que le.la professionnel.le ou bénévole peut / veut donner. Nous retrouvons souvent des incidents qui nous sont rapportés par des act.eur.ice.s du social où ils.elles ont du mal à pouvoir se distancier de relations jugées trop exigeantes avec les usager.e.s. Ce tiraillement se présente comme une tension interne où leur vocation entre en conflit avec la mission à accomplir. Dans l’accompagnement et l’intégration des personnes primo-arrivantes favoriser le lien social et la relation de confiance reste une priorité. Ainsi, dire « non » peut s’avérer parfois compliqué. Quand une demande dépasse le cadre espéré, l’accompagnateur.rice peut avoir peur de mettre des limites car il.elle ne veut pas risquer de compromettre ce lien de confiance.

La narratrice est sollicitée dans cette situation afin d’aider le couple à comprendre. Ayant vécu ce choc, et en faisant un travail de décentration, elle pourrait identifier ses zones sensibles afin que celles-ci ne deviennent plus des obstacles dans l’accomplissement de ses missions. Pratiquer la décentration permet de mieux se connaître, d’identifier ses zones sensibles, de travailler ou développer des stratégies pour les prendre en considération, afin de ne pas endommager les relations futures.

La pratique de la décentration permet non seulement d’avoir une meilleure connaissance de soi et une approche la plus objective possible de l’autre, mais aussi de diminuer l’impact du choc que les comportements de l’autre, à nos yeux inexplicables, peuvent susciter. Ceci ne veut pas dire que nos réactions et sentiments sont illégitimes ou à effacer, mais que nous pouvons développer de nouvelles compétences comportementales pour y faire face.