Tabou sur la sexualité et le SIDA

« J’étais en train d’animer un cours de Français Langue Étrangère (travail sur des affiches avec des jeux de mots et d’images) en utilisant des affiches d’aide qui ont mis extrêmement mal à l’aise le groupe. L’expression travaillée était sur l’idée de ce qu’est d’être un “chaud lapin”. L’image faisait référence à des lapins en position du kamasutra qui faisaient l’amour. Je me suis dit que c’était hyper fun, que ça me faisait marrer, je ne percutais pas du tout. Je n’ai pas compris pourquoi le groupe s’est mis à devenir de plus en plus silencieux… et plus le groupe se taisait (une faisait les gros yeux, d’autres des petits signes) et plus je m’enfonçais en décrivant de plus en plus précisément la scène. Je n’ai compris qu’au bout de plusieurs minutes, quand une personne s’est excusée et m’a dit ne pas pouvoir rester, que j’abordais un thème très sensible : celui de la sexualité, du tabou du rapport sexuel et du SIDA et du préservatif en présence d’hommes et de femmes. J’ai malgré tout insisté en expliquant que culturellement c’était important de savoir qu’en France on parlait de sexe et qu’on sensibilisait à propos du SIDA. Ce que j’ai ressenti sur le moment est de l’incompréhension par rapport à ce qu’il se passait, et je ne savais d’abord pas pourquoi le groupe d’habitude si intéressé ne parlait plus. Dans un second temps, je ne savais pas vraiment comment me sortir de la situation et j’ai préféré aborder directement la problématique culturelle en disant que je savais que cela pouvait les choquer, mais que mon travail était aussi de les informer là-dessus. Je n’ai compris qu’un moment après que le choc que j’avais provoqué était très fort. »

Analyse du cas

Narratrice
  • Prof de FLE depuis 4 ans
  • Formatrice en interculturel (40 ans)
  • Française (Marseille)
  • Mandatée par l’OFII dans le cadre de formations FLE (« Représentations culturelles à travers la langue »)
Autres personnes
  • Groupe de personnes primo arrivantes participant à une formation FLE de l’OFII (formation obligatoire)
  • Âgés de 25 à 55 ans – hommes et femmes (voilées) – 10 personnes – principalement d’origine maghrébine
  • Niveau linguistique entre A1 et A2 (débutant intermédiaire)
Qu'est-ce qui les rapproche ?

Ils se voient pour la 7ème fois. Le groupe est assez soudé (« beaucoup de confiance »).

Qu'est-ce qui les sépare ?
  • Origine : maghrébine VS française
  • Religion : Musulmane VS Non croyante
  • Niveau linguistique : A1 ou A2 VS Langue maternelle
  • Résidence en France : moins d’un an VS depuis toujours.
Contexte physique

Lors d’un cours obligatoire de FLE à Marseille

Contexte social, psychologique

Tout le monde se connait. Les participant.e.s au cours sont assez proches. Il s’agit de la 7ème session en commun (groupe mixte).

Le cours a lieu dans le contexte post Bataclan : selon la narratrice, ce contexte a participé à souder le groupe, à favoriser la création de liens d’entraide et de confiance entre eux.

Réaction au choc / sentiments vécus

Avant le choc :

  • Enthousiasme : La narratrice avait choisi d’illustrer son cours avec des affiches publicitaires : “j’avais trouvé hyper fun de prendre des affiches d’aide sur la sexualité”.

Pendant le choc :

  • Incompréhension : Elle parle « d’incompréhension totale » en expliquant que « je ne savais d’abord pas pourquoi le groupe d’habitude si intéressé ne parlait plus ». De plus, elle dit « je n’ai pas compris pourquoi le groupe s’est mis à devenir d’un coup si silencieux ».
  • Gêne : « je réalise que ce n’est pas ce qu’il fallait faire (…) j’étais embêtée ». Après coup, elle s’en est voulu d’avoir provoqué ce choc pourtant « classique » en interculturel et sur cette thématique.

Exploration du cadre de référence de la narratrice

Partie haute de l'iceberg
  • Cours de FLE - OFII
  • Groupe mixte
  • Affiche illustrant l'expression "chaud lapin"
  • Silence / Gros yeux
Partie basse de l'iceberg
  • Communication - Humour

     

    Dans le cadre de ses missions de FLE avec l’OFII, la narratrice a choisi de traiter de la question de la sexualité en prenant comme support des affiches « comiques » illustrant le kamasutra avec des lapins (« des affiches hyper fun »).

    En pensant amener de la légèreté et de l’humour à son cours pour aborder ces questions, elle s’est finalement rendu compte que cela a eu l’effet inverse (silence dans la salle, gêne, sortie de cours). Ce contraste note l’écart de perception sur ce sujet entre la narratrice pour qui cette thématique n’est pas (et ne doit pas être) cachée et celle du groupe (qui ne souhaite pas aborder ces questions – en tout cas dans un groupe mixte).

    « J’ai compris que j’étais sur un mode de pensée très occidental, très libéré sur la sexualité. Je n’ai jamais eu de mal à en parler. J’ai amené les choses très brutalement ». 

    Pour elle, il est important que le groupe soit informé et puisse débattre de ce sujet. C’est pourquoi son devoir est aussi d’insister. Par l’envie de transmettre à tout prix, la narratrice fait finalement fuir l’une des participantes et tout le groupe devient silencieux, la communication est rompue, et cela vient finalement à l’encontre de son objectif initial…

    Dans le récit de la narratrice, on ne sait finalement pas quel était le but visé : faire de la prévention sur la sexualité ou bien illustrer des expressions de la langue française (ici « chaud lapin »). Dans la communication, on peut vouloir transmettre un message (la prévention ou le « chaud lapin »), mais on peut aussi choisir les moyens. Ici, le moyen choisi (second degré osé) n’a pas permis d’illustrer les propos de la narratrice et a ajouté à l’incompréhension et a creusé les différences de perceptions culturelles.

  • Responsabilité - Transmission - Persévérance - Devoir

     

    Dans cet incident, la narratrice explique plusieurs fois qu’il est dans son devoir de transmettre et d’expliquer que : « culturellement, c’est important de savoir qu’en France on parle de sexe, et sensibiliser autour du SIDA » ; « Je dois transmettre les valeurs républicaines, même si je n’y adhère pas toujours ».

    Cette position met donc la narratrice en devoir de poursuivre son intervention bien qu’elle se rende compte de la gêne occasionnée : « j’ai préféré aborder directement la problématique culturelle en disant que je savais que cela pouvait les choquer, mais que mon travail était aussi de les informer là-dessus ».

    La narratrice n’a pas tout de suite saisi la gêne provoquée : pour elle, traiter de la question de la sexualité n’est pas un tabou, c’est même important ! « Cela pouvait les choquer mais c’est aussi mon travail de les informer là-dessus ».

    Hypothèse : la narratrice persévère dans sa mission. Cela peut s’expliquer par le fait qu’elle ait perçu et interprété les premiers signes de gêne de ses apprenant.e.s (« gros yeux (…) petits signes ») comme une réaction liée à l’affiche et sans grandes conséquences, jusqu’au moment où une personne sort de la salle. C’est alors qu’elle comprend la différence de perception et son amplitude.

Exploration du cadre de référence du groupe

Partie haute de l'iceberg
  • Cours FLE - OFII
  • Groupe mixte
  • Affiche illustrant l'expression "chaud lapin"
  • Insistance de la prof
Partie basse de l'iceberg
  • Education - Retenue - Religion - Respect - Communication - Genre

     

    Hypothèse 1Respect : dans cet incident, le groupe a été choqué par le choix des images et/ou le sujet présenté par la narratrice. Le sujet de la sexualité et du SIDA est un sujet qui peut s’avérer tabou et qui nécessiterait d’autres conditions ou contextes pour l’aborder.

    Hypothèse 2 – Religion : plusieurs religions considèrent la sexualité et la contraception comme des sujets tabous.

    Hypothèse 3 – Genre : le groupe peut également avoir été choqué par le fait que le sujet ait été abordé en mixité.

    Hypothèse 4 – Education : Les participants viennent dans le cadre des formations FLE obligatoires du CIR (Contrat d’Intégration Républicaine) et pourraient avoir des attentes très éloignées de ce contenu et pourraient ne pas considérer cette session de prévention à la sexualité pertinente pour leur intégration en France.

    Hypothèse 5 – Confusion : voir leur professeure utiliser des affiches avec des lapins, et leur présenter ces supports dessinés avec légèreté et humour a pu les perturber et amplifier la confusion, en ne présentant pas directement l’objectif de la session.

    Hypothèse 6 – Retenue : Les participant.e.s n’ont pas fait part explicitement de leur gêne (en dehors des signaux non verbaux) pendant le cours, probablement par respect pour la formatrice mais aussi par retenue et respect du cadre (formation obligatoire de l’OFII).

Conclusion - Marge de négociation

Valeurs communes

Transmission – Education – Communication

Explications

Narratrice

Par son envie de transmettre et pensant bien faire, la narratrice a provoqué une gêne au sein du groupe ne prenant pas en compte les sensibilités, les attentes et les réactions de chacun.

Pour la narratrice, dans son rôle de formatrice, la valeur de transmission est essentielle et prime sur les valeurs individuelles (qu’elle ne remarque pas sur le moment).

Dans sa communication, la narratrice choisi une approche humoristique qu’elle pense légère et adaptée pour aborder le sujet.

Personne.s représentant l'altérité

Pour le groupe, aussi bien le sujet choisi que les moyens utilisés semblent provoquer un effet de surprise accompagné d’une gêne et d’une confusion.

Leur réaction montre que ce sujet tel qu’il est abordé est tabou et sensible pour eux dans un cours de français et dans le cadre du CRI.

Marge de négociation

En analysant cet incident, il faut prendre en compte que plusieurs confusions viennent heurter la communication. Le premier d’entre eux pourrait être le fait que l’objectif choisi pour ce cours n’est pas tout à fait clair : était-ce d’illustrer des expressions typiquement françaises (« chaud lapin ») ? Ou bien la prévention des maladies sexuellement transmissibles ? Ou encore la transmission des valeurs républicaines dont ici la responsabilité d’informer et de protéger les citoyens sur les risques liés à la santé et la sexualité ainsi que la liberté d’expression ?

Une première marge de négociation s’ouvrirait peut-être dans l’énoncé et la préparation de la session en prévenant les élèves en amont, et décider ensemble sous quel format adapter ces contenus (en non mixité ; avec un support à lire individuellement à la maison suivi de groupes de discussion ; en format plus factuel en donnant les informations obligatoires et nécessaires sans s’attendre à un débat si celui-ci ne se présente pas ; donner les informations et rediriger vers les professionnels de santé et dispositifs spécifiques d’information où chacun pourrait, de façon plus confidentielle, aborder ces thématiques ou consulter…).

Il est important de prendre en compte les caractéristiques et différences culturelles du groupe (dynamique ; âge ; religion ; genre (…)) avant de proposer des thématiques pouvant heurter les sensibilités ou les croyances de chacun.e.

Lorsque vous abordez des sujets pouvant être sensibles ou tabous dans les groupes : soyez vigilants aux réactions des participants et aux signes para-verbaux. Dans ce cas précis, la narratrice a fait preuve de créativité en choisissant d’aborder la thématique par le biais de l’humour. Son choix n’a pas été propice dans cette situation mais pourrait se révéler très adapté dans d’autres contextes.

Si des sujets sensibles ou tabous doivent être abordés, la préparation et l’anticipation s’avèrent clé, en essayant d’inclure au plus possible le groupe sur quel serait le format adapté, tout en restant flexible.