Un paquet de gros sel
« Je suis psychologue clinicienne dans un centre de consultation et de soutien psychologique des populations migrantes, réfugiées ou issues de la migration. J’accompagne des femmes de manière individuelle, qui sont en demande d’aide, atteintes de troubles anxieux et de troubles dépressifs. Un jour, j’accueille une dame d’une quarantaine d’années, ukrainienne, avocate dans son pays, trilingue, très cultivée. Elle avait décidé de consulter car elle avait des crises d’angoisse. C’était la première fois qu’elle voyait un psychologue. A la fin de la séance, au moment de fixer le rendez-vous pour la semaine suivante, elle me demande de faire un geste pour mon bien-être et celui d’autres patients, j’accepte et je la vois se lever, sortir un paquet de gros sel et jeter une poignée dans chaque coin du bureau. Elle m’explique que ce bureau accueille toute la journée de la souffrance et de la douleur de personnes malheureuses comme elle, que les énergies négatives imprègnent les murs, et que si on ne purifie pas, cela attire des esprits néfastes qui vont tomber sur ceux ou celles qui passent du temps dans cet endroit. Elle me dit de le laisser jusqu’au soir, puis de le jeter dans les toilettes, de surtout pas toucher le sel directement avec mes mains, sinon j’allais « reprendre » l’énergie négative. Elle me conseille de répéter cette opération tous les jours. Je me sentais contrariée : d’une part si cela la rassurait, cela ne me dérangeait pas d’avoir un peu de sel par terre (moi personnellement je ne croyais pas du tout aux énergies négatives ni aux esprits néfastes) pourtant je craignais que cela puisse effrayer d’autres patients. Après un moment d’hésitation, je la remercie et je lui explique que je préférerais éviter les rituels dans mon bureau afin de garder l’espace le plus neutre possible tout en respectant les croyances de tous les patients. Elle me dit qu’elle comprend mais elle ne s’est jamais présentée à la session suivante n’a pas répondu à mes appels… J’ai encore un sentiment de frustration et d’insatisfaction par rapport à la façon dont j’ai réagi ».
Analyse du cas
- Narratrice
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- Femme
- Française
- 45 ans
- Psychologue clinicienne dans un centre de consultation et de soutien psychologique des populations migrantes, réfugiées ou issues de la migration.
- Autre personne
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- Femme
- Ukrainienne
- Environ 40 ans
- Avocate dans son pays, trilingue
- Qu'est-ce qui les rapproche ?
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- Âge : Quadragénaires
- Genre : Femmes
- Qu'est-ce qui les sépare ?
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- Origine : Française VS Ukrainienne
- Profession : Psychologue VS Avocate
- Croyances : Cartésienne VS Spirituelle
- Position hiérarchique : Psychologue VS Patiente
- Contexte physique
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La situation se déroule dans un cabinet de psychologie au sein d’un centre de consultation et de soutien psychologique des populations migrantes, réfugiées ou issues de la migration. Le cabinet est, selon la psychologue, « neutre et accueillant » : Les murs blancs, un canapé, un fauteuil, deux plantes et une bibliothèque murale avec des livres de psychologie, sociologie et anthropologie. C’est une première consultation entre les deux femmes.
- Contexte social, psychologique
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La psychologue a fait ses études dans les années 2000 dans une université parisienne où l’enseignement était orienté vers la psychanalyse et le cadre épistémologique était surtout cartésien (rationnel, logique, méthodique). D’ailleurs, tout ce qui relève de l’ordre « ésotérique » n’était pas considéré comme stratégie thérapeutique mais comme objet d’étude, depuis une perspective « ethnoculturelle » ou même « psychopathologique ». Elle accompagne des femmes de manière individuelle, qui sont en demande d’aide, atteintes de troubles anxieux et de troubles dépressifs.
La patiente a décidé de consulter car elle a des crises d’angoisses. C’est la première fois qu’elle voit une psychologue.
- Réaction au choc / Sentiments vécus
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Les sentiments ressentis par la narratrice sont :
- Contrariété : « Je me sentais contrariée. »
- Crainte : « Je craignais que cela puisse effrayer d’autres patients. »
- Hésitation : « Après un moment d’hésitation… »
- Frustration et insatisfaction : « par rapport à la façon dont j’ai réagi […] Elle me dit qu’elle comprend mais elle n’est jamais revenue au bureau et n’a plus répondu à mes appels (…) J’ai encore un sentiment de frustration et d’insatisfaction par rapport à la façon dont j’ai réagi »
Exploration du cadre de référence de la narratrice
- PREMIER RENDEZ-VOUS
- GROS SEL DANS LES COINS DE LA PIÈCE
- CONTRARIÉTÉ
- CONVERSATION SUR LES CROYANCES
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Rationalité
Les croyances de la psychologue sont basées sur un principe de rationalité. Elle nous dit en effet : « Moi, personnellement, je ne croyais pas du tout aux énergies négatives ni aux esprits néfastes ».
La psychologue affirme sa pensée critique et cartésienne tout en gardant une posture professionnelle d’écoute et de tolérance aux propositions de sa patiente. L’intrusion du sel dans son cabinet pourrait perturber les sessions de ses autres patient.e.s, et d’elle-même : « Cela ne me dérangeait pas d’avoir un peu de sel par terre (…) pourtant je craignais que cela puisse effrayer d’autres patients ». La narratrice est donc ouverte aux propositions de sa patiente et prend conscience de l’importance des « esprits néfastes » pour sa patiente, mais elle n’y adhère pas pour autant et la confronte à ses convictions, à l’encontre de cette vision ésotérique.
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Neutralité - Professionnalisme - Bienveillance
La narratrice dit : « Je lui explique que je préférerais éviter les rituels dans mon bureau afin de garder l’espace le plus neutre possible tout en respectant les croyances de tous les patients ». Dans le Vocabulaire de la psychanalyse, on trouve le concept de « Neutralité » par rapport à la posture professionnelle où « l’analyste doit être neutre quant aux valeurs religieuses, morales et sociales du patient ». Dans le cadre de référence de la narratrice, le cabinet doit respecter cette neutralité qui serait nécessaire à l’accueil du processus de soin.
Ce rituel de gros sel vient à l’encontre de sa conception de la neutralité. Elle aimerait pouvoir accueillir le rituel de sa patiente mais n’y parvient pas de par son obligation déontologique et éthique de neutralité, dû à son cadre professionnel.
Ainsi, la demande de la patiente vient heurter chez la narratrice cette valeur de neutralité et de professionnalisme.
De plus, pour la psychologue, il est très important que tou.te.s les patient.e.s se sentent à l’aise dans son cabinet ; elle affirme donc sa valeur de bienveillance. Le cabinet de psychologie doit être un espace rassurant et sécurisant pour tou.te.s. Le sel par terre pourrait, selon la narratrice, créer de l’inconfort et de la peur chez ses patient.e.s : « je craignais que cela puisse effrayer d’autres patients ». Ainsi, la demande de la patiente vient remettre en question une valeur de bienveillance et de protection. Elle anticipe peut-être la réaction et le jugement de ses futur.e.s patient.e.s ou collègues en ne sachant pas comment justifier la présence de sel.
Enfin, pour la psychologue, un travail thérapeutique est un processus de changement enrichissant qui s’engage sur la continuité. Le fait que la patiente ne soit plus revenue rend impossible le suivi et le soin dont elle aurait besoin : « elle ne s’est jamais présentée à la session suivante et n’a plus répondu à mes appels… ». Ceci vient d’autant plus heurter la valeur de professionnalisme chez la narratrice.
Exploration du cadre de référence de la personne représentant l'altérité
- PREMIÈRE CONSULTATION PSYCHOLOGIQUE
- CRISES D’ANGOISSE
- GROS SEL DANS LES COINS DE LA PIÈCE
- RUPTURE DU SUIVI PSYCHOLOGIQUE
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Bienveillance - Croyances - Sécurité - Liberté ?
Hypothèse 1 – Bienveillance : La patiente explique à la psychologue que « ce bureau accueille toute la journée de la souffrance et la douleur de personnes malheureuses comme elle, que les énergies négatives imprègnent les murs, et que si on ne purifie pas cela attirera des esprits néfastes qui vont tomber sur ceux ou celles qui passent du temps dans cet endroit ». Il semblerait ainsi que pour elle, effectuer ce rituel soit un acte de bienveillance envers la psychologue et les autres patient.e.s qu’elle reçoit.
Hypothèse 2 – Croyances/Sécurité : Pour la patiente, certaines croyances telles que jeter du sel pour purifier une pièce semblent avoir une importance particulière. Il est possible que la patiente ne soit pas retournée chez la psychologue parce qu’il lui était impossible d’être traitée dans un espace imprégné d’énergie négative. En refusant de pratiquer elle-même ce rituel, la psychologue a peut-être contribué sans le vouloir à insécuriser sa patiente.
Hypothèse 3 – Liberté de croyance : Il est possible que la patiente ait eu l’impression de ne pas avoir la liberté nécessaire pour mettre en pratique ses croyances, et qu’elle ne se soit pas sentie à l’aise dans cet espace. Elle a pu se sentir jugée par la professionnelle. Le fait que la psychologue ne partage pas ses croyances et ait une autre position ne lui donne pas envie d’engager un travail au long terme avec elle.
Hypothèse 4 – Aléas : Il est possible que la patiente ne soit pas revenue au cabinet pour des raisons extérieures à l’incident (déménagement, perte du téléphone, etc…). Elle peut aussi avoir pris sa décision de façon consciente en estimant qu’elle n’en avait pas besoin, ou que ça ne lui convenait pas.
Conclusion - Marge de négociation
Valeurs
Croyance
Explications
Narrateur
Pour la narratrice, il est important que tou.te.s ses patient.e.s se sentent à l’aise dans son bureau et puissent travailler dans le cadre en accord avec sa déontologie professionnelle. Pour elle, un rituel comme celui du gros sel est une intrusion, une perturbation dans sa pratique. La narratrice croit en la rationalité.
Personne représentant l'altérité
Pour la patiente, il semble que réaliser ce rituel soit une manière de protéger la psychologue ainsi que les autres patient.e.s des énergies négatives. La patiente croit en la spiritualité.
Marge de négociation
La psychologue n’a pas mis en place de compromis en refusant de pratiquer le rituel régulièrement.
La posture de la psychologue pourrait être perçue comme adéquate car le fait de ne pas adopter un rituel dans son cabinet renforce la notion de neutralité de l’espace de soin et met en évidence la valeur de laïcité. Néanmoins, dans ce contexte, plutôt que de refuser le rituel de la patient, la psychologue aurait peut-être pu faire un pas vers elle en l’acceptant lors de sa séance mais en lui faisant savoir qu’il devrait disparaître ensuite pour respecter les autres patient.e.s.
Cependant, elle s’est exprimée sur les raisons de son refus en mettant en avant sa bienveillance à l’égard de ses autres patient.e.s (elle a dévoilé une partie immergée de son iceberg). S’exprimer sur ses limites dans des situations de choc culturel peut être une première étape dans le dialogue interculturel car cela permet de clarifier ses choix vis-à-vis de l’autre. Parfois, on peut faire le choix de ne pas faire de compromis : dans ce cas, l’approche interculturelle incite à en expliciter les raisons (quelles valeurs et vision de ces valeurs viennent soutenir ce choix). Le non-compromis peut être alors moins douloureux à accepter pour l’interlocuteur.rice.
Le pas vers l’autre qu’elle aurait pu faire aurait été de se renseigner plus sur la représentation que la patiente semble avoir sur ce cabinet où les gens souffrent et dont il faut se protéger. S’intéresser à la représentation de l’autre (la fonction du gros sel, de la protection, l’importance de la spiritualité chez cette dame) auraient pu faciliter le premier rendez-vous en permettant de prendre une décision en ayant plus de connaissances et en lui donnant la possibilité de s’exprimer, de dévoiler les raisons de l’importance du rituel, pour plus tard essayer de trouver une dynamique convenant aux deux identités.
Il aurait pu être intéressant de trouver un compromis afin que la patiente puisse réaliser son rituel tout en ne perturbant pas les futur.e.s patient.e.s. En effet, la narratrice semble ouverte à ce rituel et précise que cela ne la dérange pas. Peut-être qu’il aurait été alors possible de proposer à la patiente de dissimuler le sel (le placer dans des petites coupelles, dans un endroit caché…) afin que les autres patient.e.s ne le remarquent pas. Il aurait également été possible de proposer à la patiente d’utiliser un rituel moins visible qui a les mêmes effets, s’il en existe un.
Souvent, dans le travail social, nous sommes confronté.e.s à des interactions avec des personnes ayant des croyances ou positionnements très différents des nôtres. Pour autant, nous ne pouvons pas nous empêcher de porter un jugement ou un positionnement. Notre proposition est de pratiquer l’interculturalité dans sa posture professionnelle en invitant les professionnel.le.s à réellement s’intéresser et comprendre le cadre de référence de l’autre. Qu’est-ce que cela représente ? Grâce à cette meilleure compréhension de l’autre, y a-t-il plus de possibilité d’adapter son accompagnement ?