Une amitié trop prenante

« Je suis animatrice d’ateliers visant à valoriser les compétences de personnes migrantes. On donne notre numéro aux participants pour se donner des informations pratiques sur l’atelier. Un participant de l’atelier d’origine malienne qui a le même âge que moi m’envoie régulièrement des textos pour prendre des nouvelles. Une fois il me dit qu’il a besoin d’aide, qu’il est perdu dans ses choix à faire. Je propose de l’aider et d’aller prendre un café. On discute, je me rends compte qu’il n’y avait pas vraiment urgence dans la situation. Et il continue à m’envoyer régulièrement des textos pour se voir, discuter, prendre des nouvelles. Je veux qu’il me considère comme une amie mais malheureusement je n’ai pas spécialement le temps (ni l’envie spécifique) dans ma vie personnelle de voir ce garçon régulièrement. Après plusieurs textos de lui auxquels je n’ai pas répondu, je lui ai dit que je n’avais pas le temps et que je préférais qu’on continue de se voir dans le cadre des ateliers. Mais je ne me sens pas à l’aise avec ce rejet de cette tentative d’amitié/de complicité de sa part. »

Analyse du cas

Note : cet incident critique a été analysé sans la présence de la narratrice mais au travers d'éléments tangibles du texte original.

Narratrice
  • Femme
  • Française
  • Animatrice d’ateliers visant à valoriser les compétences de personnes migrantes
Autre personne
  • Homme
  • Origine malienne
  • Participant aux ateliers de la narratrice
Qu'est-ce qui les rapproche ?
  • Âge : « même âge que moi »
Qu'est-ce qui les sépare ?
  • Position hiérarchique: Animatrice VS Participant
  • Sexe: Femme VS Homme
  • Origine : Française VS Malienne
Contexte physique

La narratrice et l’homme échangent régulièrement par SMS. L’incident se déroule dans la durée, différents contextes physiques (par téléphone et dans des cafés).

Contexte social, psychologique

La narratrice et l’homme participent au même programme d’accompagnement dans le cadre d’un projet européen, qui vise à valoriser les compétences de personnes migrantes pour favoriser leur insertion professionnelle (accompagnement à la création d’un portfolio, mise en relation avec des mentors, création de site internet etc…). Ils se parlent régulièrement par SMS et ont déjà échangé autour d’un café.

Réaction au choc / Sentiments vécus
  • Malaise / Gêne : « je ne me sens pas à l’aise »
  • Tiraillement : « Je veux qu’il me considère comme une amie mais malheureusement je n’ai pas spécialement le temps (ni l’envie spécifique) dans ma vie personnelle de voir ce garçon régulièrement. »

Exploration du cadre de référence de la narratrice

Partie haute de l'iceberg
  • ATELIERS D’AIDE À L'INSERTION PROFESSIONNELLE
  • SMS RÉGULIERS
  • DEMANDES DE SOLLICITATIONS
  • REJET D'une tentative d'amitié
Partie basse de l'iceberg
  • PROFESSIONNALISME – ENGAGEMENT - disponibilité

     

    Il semblerait que, pour la narratrice, il soit important d’entretenir une bonne relation avec l’homme dans le cadre du projet, de se rendre disponible pour lui. Elle explique que c’est pour une raison professionnelle qu’elle lui a donné son numéro de téléphone : « On donne notre numéro aux participants pour se donner des informations pratiques sur l’atelier ». Ainsi, l’amitié qu’elle développe avec l’homme a été engagée dans une perspective professionnelle et est intrinsèque au projet. C’est dans une telle perspective d’engagement professionnel qu’elle propose d’aller prendre un café avec lui lorsqu’il lui explique qu’il a besoin d’aide concernant des choix à faire.

  • empathie - solidarité - Réciprocité

     

    Il semblerait que la narratrice perçoive la demande d’aide de l’homme comme urgente (« il me dit qu’il a besoin d’aide, qu’il est perdu dans ses choix »). Il est naturel pour la narratrice de faire preuve d’empathie et de solidarité pour aider les personnes dans le besoin.

    Elle explique qu’elle aimerait que la perception de l’homme soit de la voir comme une amie, mais que de son côté elle n’a pas le temps ni l’envie de s’investir dans cette amitié. Elle veut l’aider, mais de façon concrète et avec des résultats immédiats. En voyant qu’il attend une relation amicale dans la durée, elle se rend compte qu’elle ne peut pas lui apporter une amitié réciproque. Pour elle, une relation bienveillante avec quelques messages de temps en temps serait suffisante.

  • hiérarchie des priorités - intimité

     

    La narratrice affirme son cadre de priorités ainsi que sa valeur d’intimité en expliquant qu’elle n’a pas le temps de se consacrer à cette nouvelle amitié. Le fait que l’homme lui envoie de nombreux messages vient déborder dans son cadre intime et provoquer chez elle un malaise. Elle lui rappelle ainsi le cadre professionnel de leur relation : « je lui ai dit que je n’avais pas le temps et que je préférais qu’on continue de se voir dans le cadre des ateliers ».

    Lorsqu’elle s’est rendu compte que la situation n’était pas urgente, elle a senti que ce rendez-vous s’inscrivait dans un cadre intime qu’elle n’avait ni prévu ni désiré.

    Finalement, la narratrice semble ne pas savoir réellement comment se positionner par rapport à cette situation, qu’elle n’estime pas être prioritaire : elle est ambivalente puisqu’elle déclare à la fois « Je veux qu’il me considère comme une amie » et « je n’ai pas spécialement le temps (ni l’envie spécifique) ». Cette ambivalence crée le choc personnel vécu par la narratrice.

Conclusion - Marge de négociation

Valeurs

Valeurs en conflit 1

Professionnalisme et empathie

Valeurs en conflit 2

Hiérarchie des priorités

Explications

Le vrai choc de la narratrice, dans cet incident, a été de se rendre compte que sa profession (sociale) et sa vie personnelle ne sont pas en harmonie au niveau des pratiques. Même si les valeurs de la narratrice restent intactes, elle ne peuvent pas prendre le dessus sur tous les aspects de son accompagnement (pro, perso).

Dans cet incident la narratrice est partagée entre son professionnalisme, son désir de venir en aide et son manque de disponibilité (temps, envie, charge mentale…) face à une situation qu’elle ne juge pas urgente. Elle est mal à l’aise quant à la relation qu’elle entretient avec l’homme, dans la mesure où celle-ci lui prend du temps en dehors du cadre professionnel. Elle est en conflit avec elle-même car elle aimerait pouvoir répondre aux sollicitations alors qu’elle ne ressent pas un désir profond de créer une amitié avec cet homme.

Marge de négociation

Il est fréquent, en particulier dans les métiers se référent au social, et donc à « l’humain », que les frontières se brouillent entre le professionnel et le privé, et que des chocs apparaissent lorsque l’on ne sait plus comment gérer ces relations à l’intersection de nos sphères.

Dans la pratique professionnelle, ces types d’incidents peuvent nous aider à recadrer la place que l’on accorde aux autres ainsi qu’à celle que l’on s’accorde à soi et à son temps de travail. Quand la situation déborde, il est toujours intéressant de réfléchir à ses limites professionnelles et personnelles pour les recalibrer de la meilleure manière. Quel type de disponibilité est-on prêt.e à accorder, et à quel moment ?

Nous avons tou.te.s des limites. Les exprimer est difficile, surtout quand elles vont à l’encontre d’autres valeurs, comme c’est le cas dans cet incident où l’empathie et le professionnalisme de la narratrice se retrouvent en conflit avec son sens des priorités. La difficulté réside dans le fait de pouvoir communiquer et encadrer ses limites sans avoir honte de les poser. Jusqu’à quel point peut-on être disponible ? Comment dire « non » et à quel moment ?

Nous faisons tou.te.s des projections de manière inconsciente sur nos interlocuteur.ice.s. D’un côté comme de l’autre, messages et rendez-vous peuvent être interprétés de différentes manières, tout comme les niveaux d’urgence de certaines situations. On peut se sentir mal à l’aise car nous interprétons une situation comme dépassant nos limites personnelles alors que ça peut ne pas être l’intention de l’interlocuteur.ice.

Les relations qui impliquent de l’amour ou de l’amitié sont souvent des zones sensibles chez les professionnel.le.s engagé.e.s dans le travail social, en particulier lorsque les personnes impliquées sont jeunes. Il n’y a pas d’outils ou de « kits de procédures » à appliquer lorsque, dans le cadre d’accompagnements professionnels, des relations amicales commencent à se nouer. Comme dans toute relation, c’est aux personnes concernées de se positionner, d’écouter, et de trouver la stratégie la plus adaptée pour rappeler le cadre ou poser ses limites.