Introduction à la méthode de M. Cohen-Emerique

La méthode des incidents critiques, que l’on doit à la psychologue sociale française Margalit Cohen-Emerique, vise à :

Créer les conditions de possibilité pour favoriser et développer le dialogue interculturel

Faciliter la résolution des conflits en contexte professionnel et interculturel

La particularité de cette approche est qu’elle admet que, dans tout conflit culturel, deux parties sont impliquées : un conflit ne peut jamais être réduit ou expliqué par rapport à l’étrangeté d’autrui, cela provient nécessairement de l’interaction de deux cadres de références culturels différents.

Afin de mieux comprendre les concepts de culture, de cadre de référence, ainsi que la méthodologie des incidents critiques, nous allons nous baser sur le modèle de l’iceberg, développé par l’anthropologue Edward T. Hall :

Lorsque nous voyons un iceberg, la partie visible au-dessus de l’eau n’est en réalité qu’un petit morceau d’un tout, beaucoup plus grand. En effet, les icebergs sont notoirement disproportionnés en termes de visibilité. Vous pouvez voir le sommet (environ 10%) mais 90% de leur masse est sous la surface de l’eau. La culture est similaire : les manifestations visibles de la culture ne sont que la pointe de l’iceberg. Cependant, c’est bien la partie inférieure et cachée de l’iceberg qui sera à l’origine des manifestations visibles. Aucun des éléments visibles ne peut vraiment avoir de sens sans comprendre les valeurs, croyances et représentations qui les soutiennent.

La méthodologie de Cohen-Emerique se base sur l’analyse de chocs culturels, de situations très concrètes appelées aussi « incidents critiques ». Cette analyse ouvre un espace qui permet de mieux comprendre comment nos propres valeurs et attentes culturelles façonnent nos interactions. Ce travail permet d’atteindre un certain degré de neutralité culturelle et d’aboutir à une meilleure négociation des solutions possibles à ces incidents.

Cette approche se base sur trois étapes, chacune impliquant différentes méthodes d’apprentissage et outils, menant au développement de différentes compétences chez les professionnel.le.s.

1ère étape : la décentration

Admettre que la décentration est la première étape découle de l’observation que notre propre cadre agit comme des lunettes qui filtrent notre réalité, biaisant notre façon de voir le monde. La décentration nous permet d’enlever nos « lunettes culturelles », de rendre visible notre partie submergée de l’iceberg, pour pouvoir mieux comprendre nos valeurs, croyances et zones sensibles qui filtrent notre réalité et soutiennent nos comportements. D’ailleurs, il est plus simple de comprendre autrui une fois que nous avons mis en perspective nos connaissances sur notre propre culture. Par exemple, il sera plus facile de comprendre les tabous culturels d’autrui concernant les repas une fois que l’on aura découvert que notre propre culture nous impose également certaines limites. Prendre davantage conscience de nos propres codes culturels, valeurs et croyances peut nous aider à rendre visibles nos propres stéréotypes et préjugés, lesquels peuvent conditionner nos comportements et ceux de nos interlocuteur.ice.s.

Une des compétences qui est au cœur de cette méthode est la capacité à prendre du recul par rapport à une situation potentiellement délicate et stressante. Cette distance nous permettra d’éviter de nous laisser emporter par des réponses automatiques de stress telles que la fuite, l’agressivité ou la sidération, tout en développant des réponses plus adaptées à nos besoins et à ceux d’autrui.

La décentration fait donc référence à ce pas de côté pour mieux observer notre propre cadre de référence culturel.

2ème étape : la découverte du cadre de référence de l’autre

Une fois que nous avons rendu visibles nos propres normes culturelles, valeurs et modèles, nous sommes prêt.e.s à découvrir la partie submergée de l’iceberg de notre interlocuteur.rice, c’est-à-dire, les valeurs, croyances, modèles qui soutiennent ses comportements (manifestations culturelles visibles).

Les objectifs de cette étape sont :

  • Se construire une idée plus élaborée des valeurs culturelles, normes et habitudes des individus issus d’autres cultures, au-delà des hypothèses simplistes et stéréotypées. 
  • Être conscient.e de la multitude de facteurs qui peuvent influencer le cadre de référence culturel de l’autre.

Dans cette étape, les professionnel.le.s s’approprient des outils de l’anthropologie culturelle pour observer, interroger, analyser des modèles culturels et pour créer des grilles de lecture qui facilitent la relève des éléments contextuels.

Les compétences-clés de cette phase sont les suivantes :

  • Oser être curieux.euses : Cohen-Emerique a observé que les professionnel.le.s se contentent souvent des idées reçues et des hypothèses sur d’autres cultures parce qu’ils n’osent simplement pas être curieux.euses. La crainte de violer la vie privée de l’autre ou de pointer du doigt les différences, les empêche de poser de questions.
  • Observer et relier les observations à l’ensemble de connaissances et de pratiques connues de manière systémique (par exemple, élargir nos représentations de ce qu’est un rituel de salutation, peut-être en apprenant les nuances de ce que saluer peut vouloir dire).

3ème étape : la négociation

La négociation implique de trouver une solution à un problème concret de manière à respecter autant que possible les identités des deux parties, c’est-à-dire les parties visibles (manifestations culturelles) et invisibles (valeurs, croyances, représentations) des icebergs. Une même valeur peut être exprimée de différentes façons selon la culture de la personne qui la vit. En ayant conscience de qui nous sommes, vient alors la possibilité de découvrir qui est l’autre et essayer de trouver des points d’entente.

Dans cette troisième étape, de nombreuses attitudes et compétences peuvent être développées pour améliorer la capacité de négociation :

  • L’écoute active, la communication non violente : l’écoute de l’autre, qui implique de ne pas se concentrer sur nos propres attentes et d’aller au-delà de nos limitations conceptuelles et culturelles.
  • La résistance à la nécessité de clôturer : résister à notre désir de mettre un terme à la situation de communication et à la relation de manière émotionnellement menaçante.
  • La conscience de la communication non verbale (la nôtre et celle d’autrui).
  • La capacité de se déplacer entre les sphères personnelles et professionnelles afin de maintenir la relation : quand il existe un blocage, comprendre que le passage entre les registres professionnels et personnels peut devenir une ressource dans le maintien de la communication.
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LA MÉTHODE ADAPTÉE AU PROJET PRISMES

Entre 2015 et 2019, les projets « Accompagnement Interculturel » et « Travailler en Contexte Interculturel » nous ont amené.e.s à proposer des formations interculturelles à des travailleur.euse.s sociaux.ales qui travaillent auprès des primo-arrivant.e.s. Pendant ces 4 années, l’association a recensé de nombreux incidents critiques des personnes (acteur.rice.s associatif.ve.s et/ou institutionnel.le.s, travailleur.euse.s sociaux.ales, éducateur.rice.s dans le secteur social, formateur.rice.s en FLE, professionnel.le.s et/ou bénévoles) impliquées dans l’accueil et l’accompagnement des primo-arrivant.e.s.

Ces témoignages sont un reflet des problématiques du travail social et nous avons décidé d’en tirer des apprentissages et d’en relever la richesse et les bonnes pratiques.

C’EST POURQUOI, EN 2019-2020, NOUS AVONS MIS EN PLACE :

  • Une grille d’analyse : création de catégories, basées sur une lecture fine des récits et des zones sensibles relevées.
  • Un recueil complémentaire de nouveaux incidents critiques de manière à couvrir toutes les régions de France (hors DROM).
  • Une analyse pluridisciplinaire au croisement des sciences sociales (philosophie, sociologie, anthropologie, psychologie, statistiques, etc.).
  • Des entretiens téléphoniques suivant la méthode de Margalit Cohen-Emerique.
  • Des pistes de négociations et un recueil complémentaire des « bonnes pratiques ».

Le grand défi de PRISMES a été de consolider tous ces éléments en les réunissant, les retranscrivant, et en les analysant avec ses auteur.ice.s.

L’objectif est d’apporter des pistes, des éléments, et surtout des cas d’études concrets : que se passe-t-il dans l’accueil et l’accompagnement des primo-arrivant.e.s sur le territoire national ? Quels sont les grands défis ? Comment faciliter une posture professionnelle interculturelle ?

Dans le cadre de PRISMES, après avoir analysé les deux icebergs (celui de la personne auteur.e du récit et celui de la personne ayant provoqué le choc culturel), et en observant les deux parties invisibles, nous nous sommes rendu.e.s compte que certaines valeurs sont communes, mais se manifestent différemment.

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C’est clair ?

Prenons un exemple : celui du burkini. Se positionner sur la partie visible du conflit entre les « pro burkini » ou ceux qui s’y opposent revient à un débat stérile où le seul dialogue possible reposerait sur un « oui, non, oui, non, oui, non » incessant et bloquant. Or, par la méthode des incidents critiques, l’objectif est de parvenir à identifier quelles valeurs ou quels codes viendraient soutenir le « oui » au burkini, et quelles valeurs ou quels codes viendraient soutenir le « non » au burkini. Si l’on fait l’effort d’essayer de se décentrer par rapport à cette manifestation culturelle visible (où le burkini est un vêtement) et que l’on se plonge sur ce que ce vêtement porte comme codes et représentations, on mettra alors toutes les chances de son côté pour ouvrir les possibilités de dialogue. Ici, la valeur qui viendrait soutenir le « Oui, je suis pour le burkini » serait la plupart du temps celle de la liberté des femmes : « Oui, je suis pour le burkini, je ne vois pas de quel droit on empêcherait une femme de se vêtir de la manière dont elle le souhaite si tel est son choix ! ». Du côté du « Non, je suis contre le burkini », il apparait que la valeur venant soutenir ce « non » est très probablement aussi celle de la liberté des femmes : « Non, je suis contre le burkini, qui est une entrave à la liberté des femmes, qui n’a probablement pas choisi de le porter ! ». On voit ici que dans les deux camps, à première vue très opposés, se cache une valeur commune : celle de la liberté des femmes. Certes, le « oui » et le « non » seront aussi soutenus par d’autres valeurs, cette fois bien différentes, mais l’une d’entre elles, et ici la plus importante, est présente dans les deux cas mais se manifeste de deux façons distinctes dans la partie visible. Notre travail est d’identifier ces valeurs communes, car s’il y a une valeur commune, il y a une piste de négociation (si tant est que les deux parties souhaitent s’y engager). Ce point d’accroche permet aux deux parties de comprendre que chaque prise de position n’est pas aberrante mais repose sur une valeur partagée et ce premier constat permet déjà de faciliter le dialogue.

Ce constat de valeurs communes impliquées dans les chocs culturels n’a pas été particulièrement étudié par Margalit Cohen-Emerique mais l’a plus été de la part de l’équipe d’Elan Interculturel. Dans la plupart des chocs culturels, ce phénomène d’une valeur commune face à une interprétation différente de la situation est apparue.

C’est en identifiant ces valeurs communes que l’on peut trouver des intérêts communs et ouvrir la porte vers la négociation, car il y a les mêmes objectifs : garantir la valeur en jeu.

C’est exactement cela la négociation interculturelle.

Il y a des choses qui peuvent être négociées, et d’autres plus difficilement, la relation accompagnateur.ice/primo-arrivant.e impliquant un cadre juridique. Il y a des choses que la loi permet et d’autres non. Cette méthode veut malgré tout permettre de mettre toutes les cartes en main pour ceux ou celles qui l’utilisent.