Refus de serrer la main

« La situation intervient dans le hall d’accueil du CADA (Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile) entre moi et un couple d’origine Tchétchène, âgés du même âge que moi. C’est la deuxième fois que je rencontre la famille, ils viennent pour des démarches administratives, à mon bureau. Je m’approche de Madame, pour la saluer, je lui sers la main. Je fais de même pour Monsieur et il refuse de me serrer la main. La fois précédente il m’avait serré la main, donc je reste face à lui et voyant qu’il m’a coupé dans mon élan, il s’excuse et m’explique qu’il ne peut pas car il est musulman. Dans un premier temps je m’excuse de ce malaise, mais au fond je suis agacée car moi je n’y mets aucun signe religieux et c’est ma façon de saluer. Aux rdv suivants, j’ai parfois machinalement tendu la main, puis me suis excusée à nouveau… Ce monsieur s’est confronté au même problème à l’extérieur (maîtresse d’école, pôle emploi, OFPRA) et a compris qu’en France on ne refuse pas une poignée de main, même d’une femme. Du coup, aujourd’hui je ne sais pas si je lui rends service à ne plus lui tendre la main quand je le salue… Jusqu’où doit-on s’adapter à l’autre ? »

Analyse du cas

Note : cet incident critique a été analysé sans la présence de la narratrice mais au travers d'éléments tangibles du texte original.

Narratrice
  • Femme
  • 35 ans
  • Travailleuse sociale
  • Travaille dans un CADA (Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile)
Autres personnes

Le couple, demandeur d’asile, est arrivé en France il y a 3 mois au moment du récit :

L’homme et la femme :

  • 35 ans
  • D’origine tchétchène
  • Musulman.e

 

Qu'est-ce qui les rapproche ?

La narratrice et le couple :

  • Âge : 35 ans.
Qu'est-ce qui les sépare ?

La narratrice et l’homme :

  • Genre : Femme VS Homme
  • Origine : Non tchétchène VS Tchétchène
  • Religion/Croyance : Non musulmane VS Musulman
  • Situation : nationalité française VS demande d’asile en France
Contexte physique

Dans le hall d’accueil du Centre d’Accueil de Demandeurs d’Asile, à Blois, dans le cadre d’un rendez-vous administratif.

Contexte social, psychologique

C’est la deuxième fois que la narratrice rencontre la famille. La fois précédente, l’homme lui avait serré la main.

Réaction au choc / Sentiments vécus

La narratrice exprime avoir ressenti :

  • Surprise, confusion : « La fois précédente il m’avait serré la main, donc je reste face à lui et voyant qu’il m’a coupé dans mon élan, il s’excuse et m’explique qu’il ne peut pas car il est musulman »
  • Agacement, malaise : « Dans un premier temps je m’excuse de ce malaise, mais au fond je suis agacée car moi je n’y mets aucun signe religieux et c’est ma façon de saluer. »

Exploration du cadre de référence de la narratrice

Partie haute de l'iceberg
  • Rencontre entre une travailleuse sociale et un couple de demandeurs d'asile
  • Hall d’accueil du CADA
  • Refus de l'homme de serrer la main de la femme
  • Changement de comportement chez l’homme
Partie basse de l'iceberg
  • Respect - politesse - adaptation - réciprocité - reconnaissance

     

    Pour la narratrice il est important, lorsque l’on arrive dans un pays, de s’adapter aux pratiques culturelles, en particulier dans un contexte professionnel. En France et notamment dans le domaine du travail, il est courant que les personnes se serrent la main pour se saluer. Elle voit dans le fait de ne pas serrer la main une marque de refus d’adaptation aux codes et à la culture française. D’ailleurs, le monsieur explique qu’il a déjà rencontré des difficultés avec d’autres professionnel.le.s, dans d’autres cadres « Ce monsieur s’est confronté au même problème à l’extérieur et a compris qu’en France on ne refuse pas une poignée de main, même d’une femme ». Le fait que l’homme refuse de lui serrer la main touche alors les valeurs de respect, de réciprocité et de politesse chez la narratrice. Elle ne comprend pas que l’homme lui serre la main la première fois et pas la seconde fois. Cet incident vient bousculer son identité professionnelle.

  • Genre - égalité

     

    La narratrice souligne le fait que la dame accepte de lui serrer la main tandis que son mari s’y refuse. Il semblerait que pour elle cette différence de traitement ait heurté chez la narratrice une valeur d’égalité de genre « en France on ne refuse pas une poignée de main, même d’une femme ».

  • Laïcité

     

    Pour la narratrice, le fait de serrer la main n’a pas de connotations religieuses, et ne doit pas en avoir, en particulier dans le contexte professionnel d’un accompagnement administratif : « Je n’y mets aucun signe religieux [dans le fait de serrer la main] et c’est ma façon de saluer.

Exploration du cadre de référence de la personne représentant l'altérité

Partie haute de l'iceberg
  • Rencontre entre une travailleuse sociale et un couple de demandeurs d'asile
  • Hall d’accueil du CADA
  • Refus de l'homme de serrer la main de la femme
  • Changement de comportement chez l’homme
Partie basse de l'iceberg
  • Religion - Ouverture - Genre - Dialogue - Respect - Réciprocité - Politesse - Confiance

     

    Hypothèse 1 : La pratique religieuse – Dans sa façon de pratiquer la religion, le monsieur adapte son comportement aux prescriptions de sa confession. Pour lui, cette pratique a un sens spécifique, et il a conscience que ça peut ne pas être le cas pour tout le monde. La pratique de la religion, la relation à l’autre et l’acceptation des différence ne seraient pas incompatibles (« il s’excuse et m’explique qu’il ne peut pas car il est musulman »)

    Hypothèse 2 : Le genre – Dans le cadre de référence du monsieur, les rôles des genres sont différenciés et établis, tout comme les interactions entre les genres, qui sont également normées. En fonction des contextes et des personnes présentes lors des interactions, différentes règles peuvent être appliquées.

    Hypothèse 3 : Identité et confiance – Il est possible que l’homme n’ait pas osé refuser la poignée de main lors de la première rencontre avec la narratrice. Lors de cette 2ème rencontre, il a pu ressentir qu’un lien de confiance pourrait être établi, ce qui lui permet cette fois-ci de dévoiler d’autres aspect de son identité important pour lui, d’autant plus que la relation avec la narratrice est amené à durer.

    Hypothèse 4 : Respect, réciprocité et politesse – L’homme explique son geste et s’excuse de la couper dans son élan, ce qui montre une considération et une attention à l’identité de l’autre, en essayant d’apporter une justification à la narratrice. Si ce dernier respecte ses propres convictions, il respecte également celles d’autrui et montre une certaine ouverture d’esprit ; ayant refusé la poignée de main, il prend le temps de s’excuser et d’expliquer les raisons de son comportement à la narratrice .

Conclusion - Marge de négociation

Valeurs communes

Respect – Politesse – Genre – Réciprocité

Explications

Narratrice

Serrer la main = Respect

Pour la narratrice, le fait de refuser une poignée de main à une femme dans un cadre professionnel est un manque de respect.

Personne représentant l'altérité

Ne pas serrer la main = Respect

Il semblerait que pour le monsieur, ne pas serrer la main d’une femme est une forme de respect envers elle et pour lui un moyen de respecter ses croyances.

Marge de négociation

On retrouve beaucoup d’incidents liés aux salutations, et dans tous types de contextes. Ces incidents peuvent créer des frustrations et incompréhensions fortes, souvent liées à la notion de réciprocité et préservation de son identité. Dire bonjour est un geste quotidien tellement ancré et automatique que notre façon de faire nous parait souvent la meilleure, la plus adaptée, et la plus universelle.

Même si on est conscient, et que l’on comprend les raisons de l’altérité, il est difficile d’éviter une réaction émotionnelle lorsqu’un geste si banal qu’un geste de salutation (ici une poignée de main) nous est refusé, ou imposé. Pourtant, même en France, les pratiques en matière de salutations sont très différentes d’un endroit à l’autre et d’une sphère à l’autre (professionnelle, amicale, familiale…). L’intérêt de développer une posture interculturelle tout en mettant en pratique des compétences est de mieux vivre les différentes pratiques, ici de salutations, et de se sentir moins menacé.e.

Cet incident illustre bien les mécanismes qui se mettent en place lors d’un choc culturel et montre comment peut s’initier une négociation interculturelle : le choc (refus de serrer la main) suivi d’une explication sur ce comportement étranger pour la narratrice. Pour la narratrice, l’absence de poignée de main n’était pas une limite insurmontable et elle a pu négocier avec elle-même, afin de ne pas rompre le lien avec lui. Cette démarche marque la reconnaissance de la part de la narratrice du cadre de référence de l’homme qu’elle accompagne. Cet agacement provoqué par le choc pourrait se transformer avec le temps en compétences interculturelles (adaptation, prise de recul, décentration, reconnaissance de l’identité de l’altérité…), et ce dans les deux sens.

Les profesionnel.le.s ne sont pas tout.e.s prêt.e.s à accepter et à éventuellement s’adapter au comportement de l’autre. Dans la démarche interculturelle que nous proposons, nous essayons de  leur donner des clés pour diminuer l’impact que les différences culturelles peuvent avoir sur eux.elles. Ces clés sont à prendre en compte pour que les professionnel.le.s puissent mener un travail, une analyse ou une réflexion pour mieux comprendre la scène ou mieux décoder ce qu’il s’est passé. Avec cette démarche les professionnel.le.s pourront se décentrer et ainsi mieux connaitre leurs cadres de références culturels, pour aller dans un second temps à la rencontre de l’autre, avec moins d’apriori, et permettant de maintenir le lien sans couper la relation. Le troisième et dernier pas de cette démarche sera d’évaluer si les professionnel.le.s et les personnes qui représentent l’altérité veulent négocier une adaptation se basant sur leurs valeurs respectives.

Pour rappel, lors d’une négociation interculturelle, il ne s’agit pas de toujours accepter tout de l’autre et de ses comportements, mais plutôt de prendre en compte son identité sans pour autant renoncer à la sienne.

Les professionnel.le.s et bénévoles du social, dans le but d’un accompagnement visant à une intégration réussie, peuvent avertir leurs usager.e.s des éventuels conflits que ce comportement pourrait susciter dans des futures situations et présenter une menace auprès de leurs interlocuteur.rice.s (menace à la valeur d’égalité, de genre, de laïcité…).

L’absence de poignée de main peut être perçue négativement par différent.e.s interlocuteur.ices et pourrait mener à terme à des conflits plus important, créant des obstacles à l’intégration des personnes étrangères ou citoyen.ne.s françai.se.s partageant ces pratiques.

Dans certaines interprétations de l’Islam, les attouchements non essentiels et les contacts physiques avec une personne du sexe opposé sont interdits, à l’exception de certains membres de la famille immédiate, en signe de modestie, d’humilité et de chasteté. En outre, c’est une forme de respect envers l’autre personne en reconnaissant que personne n’a le droit de la toucher sauf ses proches. Certes, certain.e.s musulman.e.s n’adoptent pas ces prescriptions.
Il est également important de noter que cette pratique n’est pas unique à l’Islam, certains groupes d’adeptes des religions juive, hindoue et bouddhiste respectent des règles similaires. Enfin, il convient de préciser que lorsque le besoin de toucher se fait sentir, cela est autorisé. Par exemple, si un membre du sexe opposé devait s’évanouir ou avoir une crise, un musulman serait tenu de faire tout ce qui est en son pouvoir pour l’aider, y compris le toucher, le cas échéant.

Plus d’informations sur le rapport au savoir-vivre et sur le rapport à la différence