Rapport à la différence

Ce n’est pas avec nos yeux que nous voyons, mais avec notre cerveau, au travers de filtres construits socialement. C’est lui qui va analyser les informations et les ranger dans des tiroirs cognitifs. Quand le cerveau n’a pas toutes les informations, il va tenter de combler ce « vide ». Qu’on le veuille ou non, nous interprétons constamment, et laissons à notre cerveau le soin d’expliquer certaines situations ou comportements au travers de la personnalité, de la culture… Lorsque l’on fait de nouvelles rencontres, il est inévitable de venir y plaquer ses propres représentations.

D’où proviennent les stéréotypes ?

Les conceptions et attitudes engendrant des biais défavorables à l’égard d’autrui ne procèdent pas nécessairement de mauvaises intentions : elles sont plutôt le fruit d’automatismes de notre perception et de notre pensée ainsi que d’une motivation sociale fondamentale d’appartenance et de valorisation de soi. Les stéréotypes sont des schémas liés à notre aptitude à généraliser et notre aptitude à classer, qui sont deux compétences importantes pour notre développement cognitif (en permettant, par exemple, de distinguer un fruit comestible d’un fruit vénéneux).

Par ailleurs, le besoin d’appartenir à un groupe social est primordial chez tout être humain, motivé à avoir une image favorable d’un groupe auquel on appartient. Cela implique que, en plus de rechercher la compagnie de ses semblables (par jouissance de sa zone de confort), on aura également tendance à attribuer des stéréotypes positifs à son propre groupe d’appartenance. 

Les attitudes défavorables ne répondent pas seulement à des marqueurs visibles de différence, de nationalité ou de religion, mais bien à toute matière à différenciation. Un individu peut avoir l’impression que certains groupes créent une menace symbolique pour son sens moral (par exemple, une personne « déviante », ayant une orientation sexuelle ou une composition familiale différente peut mettre en péril la version du comportement sexuel ou de la famille qu’il privilégie). Attitudes et stéréotypes négatifs peuvent servir de rempart face à ces menaces symboliques. 

Les stéréotypes sont donc inhérents au cadre culturel de tout individu. Nous avons tou.te.s des stéréotypes, et quand bien même nous parvenons à en identifier certains et à les « combattre », d’autres reviennent ou reviendront ! Certains disparaissent, d’autres apparaissent.

Identifier nos propres représentations, stéréotypes et préjugés avec lesquels nous fonctionnons peut permettre de désamorcer des réactions automatiques, en particulier sous l’emprise du stress. Cela est d’autant plus vrai lorsque ces réactions automatiques viennent à l’encontre de l’éthique des professionnel.le.s du travail social. Ainsi, lorsque cela est possible, il est primordial de prendre son temps pour aller vraiment à la rencontre de l’altérité, sans être influencé.e par ses représentations.

Les stéréotypes sont nécessaires pour comprendre notre environnement, mais ce ne sont que des images figées et des suppositions qui ne sont pas le reflet de la réalité. Travailler dans l’interculturel suppose d’assumer qu’il y ait des stéréotypes, et d’assumer qu’on les incorpore. Personne ne peut être à l’abri des stéréotypes, c’est en apprenant à les reconnaitre que l’on peut faire un pas vers l’autre. 

De manière générale, les acteurs et actrices du travail social véhiculent une certaine éthique liée au combat pour l’égalité et donc contre les stéréotypes et préjugés. Il est important de s’en souvenir et de s’appuyer sur cette éthique pour améliorer sa posture et déconstruire les représentations. C’est d’ailleurs tout l’enjeu de l’incident critique « Amalgame » où la travailleuse sociale, débordée, lie de façon involontaire « couleur de peau noire » à « ne parle pas français ».  

Dans l’accompagnement interculturel, et en tant que professionnel.le, le regard d’autrui peut avoir un impact. Et, bien que les relations interculturelles soient souvent conflictuelles, l’accompagnateur.rice se doit d’aller au-delà, du fait d’une relation de pouvoir asymétrique. Dans ces relations d’accompagnateur.rice/accompagné.e, les préjugés peuvent avoir un impact sur l’autre. L’idée est donc d’éveiller les consciences, pour essayer d’être un peu plus sensible à tous ces automatismes que l’on peut avoir. Malgré le fait qu’ils soient inévitables il est possible de les mettre en lumière, ce qui est un processus long. En tant qu’acteur.rice de l’interculturel, il faut réfléchir, parler, comprendre que sa vision du monde n’est peut-être pas la seule, ou la bonne. 

« Premier contact » : Perspectives interculturelles dans le travail social

En réalité, toute communication est interculturelle, puisqu’il y aura toujours des différences : d’âge, de genre, de religion, de région, de nationalité etc… L’obstacle principal à la communication reste aujourd’hui la reconnaissance et la compréhension de l’altérité. Les « compétences interculturelles » peuvent être définies comme l’ensemble des attitudes, des connaissances et des qualités individuelles nécessaires pour bien s’ajuster à un nouvel environnement. Toute relation est donc interculturelle par essence. 

Mais, dans une rencontre où les protagonistes viennent d’un univers culturel bien distinct, les « chocs culturels » (positifs ou négatifs) sont bien plus fréquents et peuvent amener, faute de compréhension, à des dérives (jugement, discrimination). « La rencontre avec une autre culture peut être à l’origine de chocs profonds en dépit d’un capital de bonne volonté et des principes de tolérance et de respect de l’autre » selon Margalit Cohen-Emerique. C’est pourquoi pouvoir analyser ces « chocs » est indispensable pour faire de la rencontre de l’altérité une source d’apprentissage. Travailler auprès de migrant.e.s au niveau de l’accueil et de l’accompagnement nécessite également de réfléchir à ses propres systèmes de valeurs pour pouvoir effectuer son travail dans les meilleures conditions.

Parler du premier contact dans le cadre du travail en contexte interculturel invite à se questionner sur la place des professionnel.le.s auprès des populations migrantes.  

Longtemps, le travail social a été influencé par une perspective dite assimilationniste. Dans cette dernière, les migrant.e.s sont surtout perçu.e.s comme posant problème du fait de leur différence culturelle. Le travail social était, dans cette perspective, surtout envisagé d’un point de vue « réparateur » (Claudio Bolzman).  Ainsi, il s’agissait de « familles à soigner, à éduquer, à émanciper ou à moderniser ». L’accent était alors principalement mis sur l’apprentissage de la culture du pays d’accueil et sur l’école comme lieu de socialisation des enfants. Les professionnel.le.s sont alors vu.e.s comme des « agent.s de normalisation » des familles, en se chargeant de faire appliquer la norme. 

La perspective interculturelle est née d’une critique de la perspective assimilationniste. Elle part du constat que les individus migrants et les individus autochtones vivent dans un monde pluriculturel et complexe, où chacun.e doit trouver sa place, en mettant l’accent sur les ressemblances, les aspirations et les buts communs. Margalit Cohen-Emerique souligne à la fois le fait que l’on est tou.te.s différent.e.s, mais en même temps très ressemblant.e.s. Cela suppose de reconnaître que les migrant.e.s ne sont pas porteur.euse.s de valeurs, attitudes et comportements aberrants, mais qu’iels défendent des idées aussi légitimes que les autochtones. Le rôle des professionnel.le.s est alors de rapprocher les points de vue et les positions de chacun.e. Il s’agit d’apprendre de l’autre autant que l’autre apprend de nous. Ainsi, iels doivent travailler à la valorisation des différences et du vivre ensemble, en faisant un travail de décentration par rapport à leurs a priori et développer l’empathie afin d’intervenir sans être influencé.e.s par leurs représentations et préjugés. 

Questionner le travail social nous amène également à nous questionner sur les rapports de domination. Les relations entre professionnel.le.s du travail social et migrant.e.s ne sont pas égalitaires. La relation entre accompagnateur.rice et accompagné.e est asymétrique au point de vue social, juridique, linguistique… Cette relation asymétrique est souvent niée, ou tue. Pourtant c’est une question essentielle. Il est important de faire certaines distinctions, selon différentes situations. Il n’y a pas une posture, mais des postures. L’adaptation et la flexibilité sont des conditions nécessaires à tout travail d’accompagnement de manière à adopter une attitude réfléchie, éthique, favorisant les meilleures conditions de possibilité à l’utilisation de ressources permettant un accompagnement professionnel et interculturel dans la « bonne distance » à adopter. 

Multiplicité des identités

L’identité d’un individu est une mosaïque complexe. Amine Maalouf, dans la partie introductive de son ouvrage « Les identités meurtrières », nous alerte au sujet de la tendance que nous avons à réduire la personne que nous rencontrons à une seule identité, à ne la percevoir qu’au travers de ce qu’elle donne à voir selon le prisme de nos propres représentations sociales. Chimamanda Ngozi Adichie résume et illustre cette pensée dans sa conférence « The danger of a single story ». Cette tendance limite notre capacité à pouvoir rencontrer cet « autre » qui n’est pas nous, comme l’illustre l’incident « Le prénom ». 

Costalat-Founeau (2008) définit l’identité comme suit : « La conscience de soi recouvre tous les contenus de conscience qui portent sur la personne propre; ces contenus sont infiniment variés et changent à chaque instant ; l’identité tend à désigner dans ce flux mouvant les éléments les plus stables, les plus intégrés et les plus constants de la conscience de soi ». La multiplicité de l’identité répond à des besoins identitaires qui doivent être satisfaits pour assurer la sécurité et le bien-être de l’individu. Ces besoins identitaires sont :

  • Le besoin d’appartenance (appartenir et développer des relations avec d’autres personnes ou groupes)
  • Le besoin de compétence (s’engager dans des défis, développer des capacités, des savoir-faire, le sentiment d’être efficace et d’avoir du contrôle
  • Le besoin d’autonomie (besoin de développer et d’exprimer des intérêts et des valeurs personnels)
  • Le besoin de continuité (besoin de maintenir une sensation de stabilité à travers le temps et les situations)
  • Le besoin de distinction (établir et maintenir la différentiation par rapport aux autres)
  • Le besoin de sens (besoin de trouver du sens et des objectifs dans son existence)
  • Le besoin de l’estime de soi (attribuer une valeur positive à soi-même)

L’identité a une fonction principale, qui est l’adaptation. A travers l’identité, les êtres humains peuvent s’adapter à différents contextes : autant pour les professionnel.le.s que pour les personnes accompagnées, travailler l’identité permet de donner une réponse plus adaptative à différentes situations.

De nombreux.euses auteur.ice.s traitent la question de la multiplicité des identités avec le concept d’intersectionnalitéCette notion signifie que les différentes catégories sociales et inégalités (genre, origine, nationalité, classe sociale…) ne peuvent être conceptualisées de façon individuelle, isolées l‘une de l‘autre, mais doivent être considérées en fonction de leurs « intersections“ (Kimberlé Crenshaw). Chaque concept a un effet qui contribue à l‘équilibre social du pouvoir à la fois pour lui-même mais aussi en interaction avec les autres.

Les incidents

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